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Shady Lewis, Brève histoire de la Création et de l’est du Caire, traduit de l’arabe par May Rostom & Sophie Pommier, Actes Sud, 02/01/24, 224 pages, 22€

Un environnement violent

S’appliquer à mettre en lumière de graves sujets politiques et sociologiques à travers le vécu quotidien monotone et souvent désabusé des personnages est un processus d’écriture relativement usité. Mais quand l’imaginaire et le réalisme s’y conjuguent, cela accouche d’un ouvrage des plus passionnants.
Tel est le cas de cette Brève histoire de la Création et de l’est du Caire, au titre singulier qui livre un récit poignant sur la société égyptienne. Le ton est donné dès les premières pages avec une référence biblique fondatrice qui retrace la genèse de la domination masculine.
Dans une analyse, toute personnelle, l’auteur rappelle que Dieu confia à Adam la tâche de nommer toutes les créatures. Or, nommer, c’est dominer relate le narrateur, Shady Lewis, psychologue anglais, né en Égypte, car celui qui donne un nom à quelque chose en devient le maître et il ne reste dès lors à Ève que les chiffres dont elle préservera le secret. Le résultat reporté à son environnement en sera dommageable, comme il l’explique.

Pour le petit garçon de l’âge que j’étais alors, mon père était Adam et ma mère Ève. Et la rue 30 était mon Paradis. Je devais découvrir plus tard qu’elle était une Via dolorosa entre le Paradis et l’Enfer. Elle était effectivement située sur une ligne séparant deux mondes.

Loin de constituer un foyer sécurisant, la maison familiale est le théâtre d’une domination patriarcale brutale où la violence domestique règne en maître. Le père, figure instable et colérique, est un homme frustré par sa marginalisation sociale et ses échecs personnels qui tente d’accéder à la réhabilitation de son identité via une moindre influence dans la sphère publique.
Faute de pouvoir nommer cette violence, l’enfant va choisir de la quantifier : en additionnant les coups portés à sa mère, les minutes avant qu’elle ne reprenne connaissance, le temps entre les cris et les larmes, ou le nombre de pas menant à l’église la plus proche où sa mère trouvera refuge.
De la description que va faire l’enfant de sa fuite éperdue avec sa mère, on situe l’époque dont s’inspirent la fiction et les piètres conditions qui en découlent. Nous sommes dans l’Égypte post-nassérienne, marquée par les politiques d’ouverture de Sadate puis de Moubarak et par les tensions croissantes entre un État centralisateur et une société en pleine mutation démographique. Avec son plan quadrillé et ses bâtiments identiques, le quartier du narrateur, Masaken al-Helmeyah, à l’Est du Caire — situé entre zones agricoles déclassées et banlieues résidentielles —, incarne une forme de politique de contrôle urbain aux ambitions liberticides. Ce microcosme suffocant apparaît comme le symbole d’une société égyptienne fracturée par l’autoritarisme et la paupérisation.

Fragilité copte

Je suis descendu de l’autobus et j’ai tendu l’oreille. Les gens disent que la pauvreté a une couleur terne qui se reconnaît au premier coup d’œil. D’autres disent qu’elle a une odeur lourde, un mélange putride de mort imminente et d’exhalaison fétide. Mais je vous apprendrai que ce qui caractérise vraiment la pauvreté, c’est sa voix. Car la pauvreté a une voix. Un bruit étouffé provenant d’une fosse profonde dans laquelle les sons se mêlent. Le fond sonore parfait pour une vie où tout se vaut.

Dans cette dérive nocturne d’une mère et de son fils à travers un dédale de ruelles tour à tour familières et menaçantes, le lecteur pénètre dans un univers aussi instable qu’inquiétant. Un monde des plus troublés que le conflit interreligieux ne parvient qu’à exacerber.  Être copte, dans un quartier populaire musulman, comme est originaire la petite famille, c’est vivre avec la conscience diffuse d’une fragilité, y compris dans le proche environnement ecclésial. Ainsi, la mère aura beau observer pieusement les rites traditionnels coptes, le conseil qu’elle reçoit du prêtre orthodoxe par des lieux communs spirituels est des plus affligeants

Celui-ci n’écoute pas d’un cœur sincère ce qu’elle lui dit préférant parler de croix à porter et de peuple élu à préserver depuis la nuit des temps. L’un parlait des grandes épreuves d’autrefois et d’éternité, tandis qu’elle parlait de ses petites misères, de l’aujourd’hui et du maintenant…

Ainsi traversé de digressions bibliques et d’anciens personnages coptes, le roman greffe à l’intrigue principale une dimension spirituelle qui insuffle à cette Brève histoire de la Création et de l’est du Caire, une prégnante et salutaire dimension.

Image de Chroniqueur : Michel Bolasell

Chroniqueur : Michel Bolasell

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