Aurélie Boissière – Catherine Grandjean – Catherine Virlouvet, Atlas de la Méditerranée ancienne, Belin, 460 pages, 35€
Il est des ouvrages dont l’ambition, discrètement annoncée, se déploie avec une telle ampleur qu’elle recompose notre géographie mentale, nous invitant à voir, avec des yeux neufs, des mondes que l’on croyait connaître. Tel est le cas de l’Atlas de la Méditerranée ancienne, nouvelle contribution majeure de la collection “Mondes anciens” aux éditions Belin, dirigée par Joël Cornette, historien émérite, qui articule la puissance narrative de la carte et la finesse de l’analyse historique. Ce volume explore la longue durée des civilisations du pourtour méditerranéen, en faisant de la représentation de l’espace une forme même du récit, un langage capable d’éclairer les dynamiques les plus profondes d’une histoire multiséculaire.
La confluence des savoirs
L’entreprise est portée par une trinité de compétences. D’un côté, deux historiennes dont l’autorité intellectuelle couvre, avec une complémentarité sans faille, le vaste champ des mondes grec et romain : Catherine Grandjean, dont les travaux sur l’époque hellénistique ont renouvelé notre compréhension des royaumes et des cités, et Catherine Virlouvet, spécialiste du monde romain, de ses économies et de ses structures sociales. Leurs commentaires, qui accompagnent plus de 300 cartes, tissent une trame textuelle dense et limpide, contextualisant chaque document visuel sans jamais en étouffer la portée. De l’autre, la cartographe Aurélie Boissière, qui orchestre avec une maestria confondante ce grand théâtre des espaces et des temps. Son travail compose des synthèses visuelles où la complexité des données archéologiques, politiques et économiques trouve une traduction graphique d’une exceptionnelle lisibilité.
L’architecture de l’ouvrage, organisée en six chapitres (du “creuset méditerranéen” initial aux “monuments et trames urbaines”), guide le lecteur dans un parcours d’une cohérence remarquable. Elle embrasse l’intégralité d’un champ d’étude dont l’ampleur pourrait intimider et qui couvrent la géographie historique, l’histoire politique des empires Égyptiens, Assyriens, Achéménides, Grecs et Romains, les colonisations et réseaux diplomatiques, les stratégies et batailles, les économies, monnaies et circulations méditerranéennes et transcontinentales, les langues et écritures, les cultes, les syncrétismes et les monothéismes, l’urbanisme antique avec ses plans de villes et ses apports archéologiques, la navigation, les routes terrestres et maritimes, l’étude des environnements, de la gestion de l’eau et des climats, ainsi que l’histoire de la cartographie depuis les projections alexandrines jusqu’à la sémiologie graphique contemporaine, avec une attention particulière aux périodes hellénistique et impériale et aux trames urbaines d’Athènes, Rome, Antioche, Palmyre et Syracuse, mais cette architecture sait, par sa clarté, le rendre accessible à tous.
La grammaire de l’espace
Ce qui saisit dès les premières pages, c’est la qualité matérielle et conceptuelle de la cartographie. Chaque planche déploie un langage sémiologique rigoureux où couleurs, figurés et textures servent une intention démonstrative précise. L’Atlas magnifie la puissance de l’approche multiscalaire : le regard glisse, avec une fluidité déconcertante, du plan d’une ville comme Milet, avant et après sa refondation, à l’immensité des réseaux d’échanges qui suturaient la Méditerranée au Pont-Euxin et à la mer Rouge. Cette oscillation permanente entre le micro et le macro, entre le site archéologique et l’économie-monde, constitue une véritable esthétique de la preuve. Elle permet de matérialiser les connexions, de rendre tangibles les flux qui irriguaient les empires. Les cartes consacrées à l’évolution des langues et des écritures ou aux voyages d’Hadrien illustrent superbement comment un phénomène culturel ou une trajectoire individuelle s’inscrivent dans une géographie mouvante. La carte devient une médiation du savoir, un instrument pour penser les relations. Comme le soulignent les auteures, “En somme, les cartes permettent aussi de raconter une histoire, mais avec un autre langage”.
Cartographier, c’est produire du réel
Explorer cet atlas revient à épouser un concept puissant : cartographier un espace, c’est aussi produire une nouvelle intelligence de sa réalité. En choisissant l’angle des circulations et des interconnexions, l’ouvrage déconstruit l’image d’une Méditerranée fragmentée en territoires hostiles. Il compose, à l’inverse, le portrait d’une mer de liens, un espace où tout circule : les légions et les marchands, bien sûr, mais aussi les cultes isiaques, les colons grecs, les techniques de la céramique sigillée, les phylactères juifs et les missionnaires chrétiens. Les cartes économiques, qui révèlent les gisements de métaux, les routes de l’étain ou les greniers à blé de l’Empire romain, dessinent une fresque saisissante des dépendances et des logiques de pouvoir qui sous-tendent la grande histoire politique et militaire. L’espace acquiert une épaisseur, une densité, une chair.
Cette orientation du regard vers les réseaux et les mobilités offre un écho fascinant à notre propre époque, saturée de flux globaux et de datafictions. Cet atlas antique nous rappelle que la connectivité est un phénomène ancien, que nos mondialisations contemporaines ont des racines profondes. L’expérience de lecture que procure cet ouvrage tient autant à la consultation ponctuelle qu’au parcours immersif. On le feuillette pour vérifier une information, et l’on se surprend à y passer des heures, emporté par le récit silencieux des cartes, découvrant la logique d’implantation d’une colonie romaine en Pannonie ou la diffusion d’un dialecte en Grèce archaïque.
étudiants, aux enseignants et aux chercheurs un outil de travail et de synthèse d’une richesse incomparable. Il propose à tous les lecteurs curieux une porte d’entrée magnifique pour comprendre comment s’est façonné ce bassin de civilisations. Par l’élégance de sa conception et la profondeur de son propos, il inscrit l’histoire dans l’espace et donne à voir ce que les textes, seuls, peinent parfois à révéler : le souffle continu d’un monde en perpétuel mouvement.

Chroniqueur : Dominique Marty
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