Thierry Froger, Rose à la mer, Actes Sud, 02/04/2025, 240 pages, 21€.
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Avec Rose à la mer, Thierry Froger poursuit son exploration des géographies affectives en orchestrant une mécanique sentimentale d’une élégance et d’une ironie rares. Au cœur de ce dispositif, Rose, échouée dans la cinquantaine, déploie sa souveraine indocilité au fil d’une errance qui la mène d’Elbe aux confins bretons. Moins un personnage qu’une constellation de désirs, de deuils et d’obsessions, elle avance dans un monde saturé de traces, cherchant dans le cinéma de Jean Epstein une issue à sa propre vie, perçue comme “une succession de parenthèses, plus ou moins longues ou marquantes, mais toujours accessoires”. Le roman déconstruit ainsi les codes du récit de quête pour proposer une dérive habitée, où la mélancolie se teinte d’un humour burlesque et où la plus profonde des méditations sur la mémoire se niche dans le rire d’un fantôme.
Îles, images et parenthèses
La narration cartographie des îles qui sont moins des décors que des états d’âme, des archives sensibles de l’échec et de la survivance. Elbe, d’abord, réceptacle d’un amour adolescent qui irradie encore trente-sept ans plus tard, est le lieu d’une mémoire corporelle vive, têtue. Puis l’archipel breton (Belle-Île, Ouessant, Hœdic, Sein) devient le théâtre d’une filiation intellectuelle avec Jean Epstein, cinéaste du flottement et de la matière. Froger utilise ces territoires comme des chambres de résonance, où les quêtes s’entrecroisent et se parodient. Celle de Rose, obsédée par l’image pure, se reflète et se déforme dans celle, plus pragmatique, du détective Florent Talva, lancé sur les traces des bobines perdues d’un film maudit de Marcel Carné. Le roman joue de ces focalisations changeantes, alternant entre le monologue intérieur de Rose et les déboires tragi-comiques de ce détective aux allures de fantôme, pour dérégler la mécanique du polar et en faire l’instrument d’une auscultation existentielle.
Une écriture de la trace, du tremblement et de l’effacement
L’écriture de Thierry Froger ne cherche jamais la stabilité. Elle est une prose nerveuse, sismique, qui épouse les sauts temporels et les ruptures de ton. Les phrases s’allongent, se fragmentent, miment le flux d’une conscience qui refuse d’être saisie. Cette instabilité stylistique est aussi un geste politique et féministe. En refusant de se figer, Rose échappe aux assignations. Femme de cinquante ans, solitaire, elle revendique le droit à la contradiction, à l’errance, à une vie privée de “phrase principale et de direction”. L’écriture traduit ce programme d’insoumission par sa plasticité. Elle sait capturer le détail infime – le frisson d’une étreinte, la lumière sur la mer – tout en assumant de larges ellipses qui laissent le lecteur dans l’incertitude. La poétique de l’effacement qui traverse l’œuvre est ici une affirmation de liberté : celle d’un personnage qui ne se laissera ni archiver, ni réduire à une biographie cohérente.
Figures, fantômes, flammes
Le projet de Rose – projeter des extraits d’Epstein sur des écrans de fumées – est bien plus qu’un cœur symbolique ; c’est une impasse magnifique, une “vraie connerie” qu’elle revendique. Cette quête d’un cinéma éphémère, matériellement impossible à réaliser, devient une critique en acte de notre fétichisme de la trace et de la muséification du passé. Face aux institutions culturelles, à la Cinémathèque et aux ayants droit qui gardent les œuvres comme des reliques, Rose oppose une utopie poétique radicale : un art qui se consume en même temps qu’il apparaît. Les difficultés pratiques de son entreprise, traitées avec une ironie mordante (la logistique absurde de la récolte de goémon, les droits inaccessibles), soulignent le décalage entre l’archive morte et la mémoire vivante. Les flammes qui, à la fin, consument littéralement les pellicules nitrate de Carné, ne symbolisent pas seulement l’oubli, mais actent une forme de libération face à la tyrannie de l’héritage.
Un livre qui n’en finit pas de dériver
Rose à la mer n’est pas une comédie romantique déconstruite, mais l’anti-récit d’une intelligence et d’une sensibilité remarquables. C’est un polar existentiel où le véritable mystère n’est pas de savoir où se cachent les bobines, mais de comprendre comment une vie se tisse à partir de ses manques, de ses échecs et de ses fictions salvatrices. En explorant la porosité entre littérature et cinéma, Thierry Froger nous rappelle que nos existences sont pétries de récits qui nous hantent, nous façonnent et, parfois, nous permettent de continuer. Ce roman, tout en pudeur et en fulgurances, ne cherche jamais à résoudre ses énigmes. Il préfère nous laisser dériver en sa compagnie, dans le sillage lumineux de Rose, figure inoubliable de femme libre qui a compris que la plus belle façon de se trouver est encore d’accepter de se perdre.
Chroniqueuse : Suzanne Ménard
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