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Asja Lacis est connue surtout pour avoir été l’amante du philosophe juif allemand Walter Benjamin. Leur relation fut passionnée et tempétueuse, de Capri à Moscou et de Paris à Berlin. Cependant la communiste originaire de Riga fut plus qu’une anecdote dans la vie si dure et triste de l’auteur des Passages parisiens. Asja offrit à Walter d’intenses mois de bonheur, ainsi qu’une ouverture sur le théâtre européen et l’espoir du communisme.

La Lettone incarna l’action et le militantisme pour le philosophe berlinois qui hésita à s’engager et se consacra à l’écriture et aux voyages. Directrice de théâtre prolétarien, bolchevique convaincue, Asja fut aussi trahie par le régime stalinien et enfermée pendant dix ans dans un camp de travail de Sibérie. Arrêtée par le KGB, elle survécut à l’enfer du Goulag…
C’est cette existence dramatique et cette relation amoureuse et intellectuelle que raconte avec érudition Antonia Grunenberg, spécialiste d’Hannah Arendt, philosophe et cousine par alliance de Walter Benjamin, la grande amie qui partit, fin 1940, à la recherche, en vain, de la tombe de Walter, et dressa une description de Port-Bou :  « le plus bel endroit du monde… »

Dans cette fresque des années 1924 (rencontre à Capri) à 1979 (mort d’Asja), Antonia Grunenberg retrace la passion amoureuse vécue par Walter Benjamin et Asja Lacis : elle montre comment cette femme de théâtre a pu influencer l’auteur de Paris, capitale du XIXe siècle, jusqu’à en faire un marxiste convaincu et un admirateur enthousiaste du communisme. Certes, Walter avait lu un peu Marx et Lukàcs, échangeait une importante correspondance avec Adorno et Horkheimer qui dirigeaient l’École de Francfort, d’inspiration marxiste et dont Walter Benjamin était l’un des rédacteurs, mais sa pensée politique hésitait entre le messianisme, le romantisme allemand et l’esprit libertaire des Surréalistes, qui influencèrent son écriture.

Cependant, grâce à Asja, la découverte du théâtre et de la société soviétique, lors du séjour à Moscou et la rencontre avec Berthold Brecht furent essentielles. Toute la vie intellectuelle, culturelle, à Berlin, Riga, Moscou dans l’entre-deux-guerres et les figures intellectuelles de l’avant-garde théâtrale, Brecht, Piscator, Bernhard Reich sont ressuscités dans ce récit qui se lit comme un roman.

Si les chapitres consacrés au théâtre moscovite sont très riches, Antonia Grunenberg s’inspirant des Mémoires d’A. Lacis et d’archives qui révèlent l’existence tragique des internés du Goulag, elle déçoit quelque peu le lecteur qui s’attendait sans doute à lire la relation amoureuse. Si la rencontre de Capri et les difficultés de la relation passionnelle sont abordées, c’est de façon trop rapide et superficielle.

En effet Capri, c’est, dans la vie triste du philosophe, l’allégresse retrouvée et ce roman d’amour reste à écrire. Walter est arrivé dans l’île le 10 avril 1924, « sous des constellations imprévues ». Il a fui l’Allemagne et après les années de guerre et d’inflation, il va rejoindre des amis, avec, peut-être le projet secret de rivaliser avec Goethe et son Voyage en Italie… Après Naples, « la ville la plus incandescente que j’aie vue, en dehors peut-être de Paris », il écrit : « Capri est d’une beauté inouïe. » Il emménage dans une villa avec vue sur la mer et les jardins de la ville. De sa chambre : « il semble contre-nature de se coucher et où le travail nocturne est une chose qui va de soi. » Très vite, il livre son enthousiasme à son grand ami Gershom Scholem : il a rencontré une Lettone qui le fascine, il est tombé amoureux d’une « femme remarquable » ; c’est une « Bolchevique de Riga qui fait de la mise en scène. »

Asja, qui vient passer le printemps et l’été avec Reich, son compagnon et homme de théâtre, réside au même moment à Capri et va raconter, avec humour, cette rencontre avec Walter : « Un jour dans une boutique, je voulais des amandes. Je ne connaissais pas un mot d’italien ; à côté de moi, un homme me dit : « Puis-je vous aider, chère Madame ? Je repartis sur la piazza, le monsieur me suivit et demanda : « Puis-je venir avec vous et porter vos paquets ? Permettez que je me présente – Doktor Walter Benjamin » – je déclinai mon nom. » Je l’autorisai à me rendre visite. Dès le lendemain il arriva ; alors que nous mangions des spaghetti, il me déclara : « Voilà déjà deux semaines que je vous observe, traversant la place dans vos habits blancs, avec Daga (il s’agit de la fille d’Asja et de son époux Lacis, duquel il a divorcé), qui a de si longues jambes : vous ne marchez pas, vous voletez. » Puis il lui parle de la littérature française, de Gide, Proust, Viltrac, Duhamel, Giraudoux…

Asja exprime peu ses sentiments et dresse parfois un portrait sévère de son ami. « Un jour il arriva tout joyeux en disant : « J’ai enfin trouvé à louer un merveilleux logement, venez voir. » À mon grand étonnement, ce logis ressemblait à une grotte dans une jungle de grappes de raisin et d’aubépines… Il était plongé dans le travail sur L’Origine du drame baroque allemand… J’ai maintenant lu son livre et bien qu’il ait une allure vraiment universitaire, il est néanmoins très clair que ce n’est pas l’œuvre d’un érudit, mais d’un poète amoureux de la langue, sachant utiliser l’hyperbole pour former de brillants aphorismes… »

C’est surtout la question idéologique qui suscite la déception de la jeune femme : « Il apprenait l’hébreu ; peut-être irait-il en Palestine… Je fus interloquée, puis on en vint à une explication sévère : la voie d’un progressiste qui pense comme il convient mène à Moscou, mais non en Palestine. Je puis bien dire que W. Benjamin n’est pas parti en Palestine, et que j’ai obtenu cela.

En effet, après Capri, Walter ira à Moscou et la déconvenue sera grande : maladie d’Asja, ménage à trois avec Reich, omniprésence de la bureaucratie. Ils essaieront de retrouver le bonheur de Capri à Berlin et Paris, mais, au-delà de la passion, vite viendront la tragédie, la mort de l’idéal communiste, la catastrophe, l’exil, la terreur stalinienne, la montée du fascisme…

Grunenberg, Antonia, Walter & Asja : une histoire de passions, traduit de l’allemand par Olivier Mannoni, Payot, 23/02/2022, 1 vol. (205 p.), 18 €.

Image de Jean-Pierre Bonnel

Jean-Pierre Bonnel

Jean-Pierre Bonnel, président de l’Association « Walter Benjamin sans frontières », fondateur du prix européen Walter Benjamin, premier président du jury.

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