Sophie Goettmann, Waterbed : récit, Plon, 13/04/2023, 1 vol. (264 p.), 20 €.
Il y a deux ans, La familia grande, de Camille Kouchner, dénonçait les viols perpétrés sur son frère jumeau, dans un climat de liberté sexuelle excessif. Ce livre avait, tout comme Le consentement, de Vanessa Springora, créé un séisme dans le monde littéraire.
Aujourd’hui, c’est Sophie Goettmann, auteure de Waterbed, qui met en cause le climat incestueux généré par son grand-père, riche et intouchable industriel, qui impose à sa famille ses frasques et ses maîtresses. Ce livre, écrit de façon particulièrement crue, est un véritable brûlot qui met en cause la puissance d’une classe sociale à laquelle tout semble permis, de la manière la plus abjecte possible.
Un titre aux multiples significations
Contrairement au texte de Camille Kouchner, extrêmement pudique, le livre de Sophie Goettmann détaille sans concession les diverses pratiques d’échangisme pratiquées par l’homme d’affaires libertin, mais aussi sa fille, son gendre, ses amis ou relations, et revendiqués comme une norme. Le titre, Waterbed, qu’on pourrait traduire par « matelas à eau », apparaît polysémique. Il désigne d’abord le lit sur lequel est couchée, pour son confort, la grand-mère malade, pour lui éviter de souffrir d’escarres. Cette grand-mère, épouse de l’industriel, reste l’une des figures les plus attachantes du roman. Très belle, avec de grands yeux bleus, elle raconte des histoires à sa petite fille et lui fait écouter Mozart ou Chopin. C’est auprès d’elle que l’enfant meurtrie puise tendresse et consolation, ses parents se montrant défaillants. Les grands-parents paternels tiennent une boulangerie, mais l’héroïne du récit les fréquente beaucoup moins, en raison de leurs origines modestes. Leur fils, pour s’intégrer à sa belle-famille, préfère se ranger du côté de l’industriel et adopter son mode de vie, un choix aux conséquences ravageuses.
Mais le lit à eau, meuble extrêmement cher à l’époque, est détourné de son usage médical par le grand-père, dont la figure plane constamment sur le livre. C’est lui qui l’utilise pour les orgies auxquelles il se livre. Lui aussi qui conseille à sa petite-fille, devenue adulte, d’en acheter un, lui expliquant qu’il pimentera ses ébats. Elle obéit, avant de constater qu’il engendre chez elle un mélange de répulsion et de dégoût, et que la nausée qu’il provoque n’est pas due seulement au mal de mer. En définitive, elle choisit de s’en séparer.
La liberté sexuelle vue comme un totalitarisme
Si tout semble permis, les choses, en définitive, ne sont pas aussi évidentes. Le livre commence par l’annonce du suicide de Valérie, une jeune fille. Cette mort confronte l’auteur à l’urgence de publier son texte. Elle décrit les sensations éprouvées ce jour-là, la déshumanisation qu’elle ressent et qui la rapproche de tous ces « échangés » et « échangeables »». Elle écrit, de manière implacable : « Les adultes jouissent, les enfants meurent », et constate qu’elle a le devoir « de dénoncer le mal qu’on leur a fait, de mettre au grand jour les excès dont on ne parle pas », ces « comportements d’allure presque anodine et pourtant ravageurs. »
Sur cette microsociété, le grand-père s’érige en dictateur. C’est lui qui dicte les normes, les us et les coutumes. Tous lui obéissent, pour des raisons qui touchent à l’argent, à l’intérêt, au statut social, ou parce qu’ils partagent son choix de vie. Dans ce contexte, les enfants ont du mal à trouver leur place. Ils se voient imposer la nudité. C’est la petite fille, double probable de Sophie (le roman revêt le caractère d’une autofiction, même si l’héroïne s’appelle Ondine, « comme la jeune fille des contes de Grimm », qui confie, au début, sa difficulté à se trouver nue sous le regard d’autrui. On lui interdit de s’habiller ou même de porter un maillot de bain, car les adultes pratiquent le naturisme en toute impudeur, et s’exhibent de façon complaisante, sans se gêner de la gêne suscitée. Le regard innocent de l’enfant rend cette vision d’autant plus critique qu’il s’accompagne d’une vive souffrance. Ses seuls bonheurs lui viennent des personnes aimées, sa petite sœur, Mariette, la bonne qui prend soin d’elle, sa grand-mère, ou encore la religieuse aux doigts rongés par la lèpre qui lui enseigne le catéchisme.
Une vive sensation de malaise
Le dégoût qu’avait pu provoquer la lecture des livres de Camille Kouchner ou Vanessa Springora, victimes de cette atmosphère de licence et d’abus sexuels, est ici décuplé par la façon dont écrit Sophie Goettmann. D’abord, parce que celle à qui l’on impose cette façon de vivre est une petite fille. Ses parents, censés la protéger, se rendent complices du grand-père, dont ils ne remettent jamais en question les décisions. Le récit, très cru, ne nous épargne rien. Ainsi, l’enfant, du fait de sa petite taille, est sans cesse confrontée à la vision des organes sexuels des adultes, qui s’agitent sous ses yeux, ou à leur contact quand ils la prennent sur leurs genoux. Le grand-père annonce publiquement son intention de violer ses petites-filles lorsqu’elles auront quinze ans, ce qui déclenche chez Ondine une angoisse terrifiante. Elle assiste à des scènes inimaginables. Si elle vit dans un milieu privilégié (elle prend le Concorde pour aller à New York, ou est conduite par le chauffeur de son grand-père, elle paye ces avantages un prix très élevé. Le livre est dédié à « tous les enfants qui ont subi des violences sexuelles « douces » et n’ont pu grandir normalement. » Il met en cause l’égoïsme parental, dans une famille où « l’argent coule à flots, le sperme aussi. »
L’attitude de la fillette laisse transparaître un désir d’effacement ou de disparition. A la souffrance physique de sa grand-mère malade, qu’elle décrit (avec sa grande cicatrice sur son genou, semblable à une arête de poisson) répond la douleur psychique de la narratrice (le roman est écrit à la première personne). Le paysage lui-même paraît sexué. Le toit est « pelousé tel un pubis rasé. » Les murs ont des courbes et la cheminée apparaît « ouverte par deux orifices arrondis ». La radio elle-même, fabriquée sur mesure, a des boutons qui représentent « une position du Kamasutra pour chaque station !« . Le vocabulaire a recours à la crudité : « salle de baise », « pièce à partouzes ».
Dur et violent, le texte suscite une vive impression de malaise, qui ne se dissipe pas une fois le livre refermé. L’auteur, devenu médecin, analyse de manière implacable les dégâts perpétrés sur le psychisme des plus jeunes par l’hédonisme, l’inconscience et l’égoïsme des adultes. Souhaitons qu’ils permettent, comme l’ont fait ceux qui l’ont précédé, une prise de conscience sur la nécessité de protéger les enfants de tout climat incestueux, même lorsque l’inceste n’est pas effectif. Dans un style abrupt, haché, elle permet de ressentir toute la souffrance éprouvée par l’enfant, et suscite la colère du lecteur, confronté à ce saccage de l’innocence.
Chroniqueuse : Marion Poirson-Dechonne
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