Xavier Le Clerc, Le pain des Français, Gallimard, 03/04/2025, 144 pages, 19€.
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Dans Le pain des Français, Xavier Le Clerc, écrivain d’origine kabyle né en 1979, conjugue mémoire intime et mémoire historique dans une prose qui flamboie. Entre souvenirs d’enfance humiliés, silence paternel et les échos funèbres d’une petite fille décapitée en 1845, l’auteur remonte le fleuve tortueux de l’histoire coloniale française. Ce récit bouleversant, mi-récit initiatique, mi-élégie postcoloniale, ouvre une conversation sensible et salutaire entre les vivants et les morts, entre l’écrivain d’aujourd’hui et les fantômes d’hier.
Le pain du déshonneur, levain de l’écriture
Le pain des Français s’ouvre sur une scène inaugurale dont la violence infuse chaque page à suivre : dans une boulangerie de Caen, en 1986, un enfant de six ans assiste à l’humiliation de son père, à qui l’on refuse dix baguettes. Le pain, symbole eucharistique du partage et de l’appartenance nationale, devient ici l’instrument d’une excommunication brutale. Cet épisode cristallise la fracture coloniale qui persiste dans les gestes ordinaires, dans la matière même du quotidien. Au centre du tableau, la figure paternelle, Mohand-Saïd Aït-Taleb, ouvrier à la Société Métallurgique de Normandie, se fige dans une dignité minérale, un silence habité qui est tout à la fois sa forteresse et sa prison. L’enfant, témoin impuissant, observe cet homme dont la mâchoire anguleuse et le regard incandescent trahissent un tourment qui plonge ses racines bien au-delà de la vitrine de pâtisseries. Il y a la famine, la guerre, l’usine ; tout un passé qui pèse sur ses épaules sans jamais se dire.
C’est de cette absence de mots, de cette parole paternelle confisquée par l’épreuve, que naît la vocation de l’écrivain. L’enfant apprend à lire le monde dans les silences de son père, et son œuvre future sera cette tentative obstinée de donner une sépulture de langage aux ombres qui hantent sa famille. “Son silence”, écrit-il, “fit du petit garçon que j’étais l’écrivain qui greffera sur les écorchés, toute sa vie, des mots comme de la peau”. Le projet littéraire est ici posé comme un acte de suture, une greffe existentielle, un geste vital pour couvrir la nudité des blessures.
Zohra, la sœur fantôme
Pour donner corps à cette mémoire fragmentée, Xavier Le Clerc invente un dispositif d’une grande puissance poétique : un dialogue spectral avec Zohra, une fillette kabyle de sept ans décapitée lors d’une razzia en 1845, dont le crâne repose anonymement dans une boîte en carton des réserves du musée de l’Homme. Zohra est l’ancêtre symbolique, la sœur de destin, l’interlocutrice idéale qui permet de tisser ensemble les fils épars du temps. La narration, virtuose, abolit les frontières chronologiques. Elle superpose le massacre colonial, la précarité des Trente Glorieuses et la brutalité des banlieues des années 1980 et 1990. Le passé ne se contente pas d’éclairer le présent ; il l’habite, le respire, l’irradie.
L’histoire s’ancre dans la matérialité d’objets concrets, élevés au rang de reliques profanes. Le crâne de Zohra, la carapace de la tortue qu’elle serrait contre elle, les barils qui transportaient les têtes comme de la marchandise, le cahier d’écolier “Super Conquérant”, les lettres de médecins militaires collectionneurs d’ossements : chaque artefact devient le dépositaire d’une histoire confisquée. Le récit avance par accumulation de preuves, non pas à la manière d’un réquisitoire, mais comme l’archéologue qui, par petites touches, reconstitue un visage à partir de fragments. Cette quête est charnelle, l’auteur l’inscrit dans son propre corps. Il raconte prendre du poids en écrivant la vie de son père affamé, comme pour endosser physiquement sa mémoire. L’écriture n’est plus un exercice intellectuel ; elle est un travail du corps, une digestion douloureuse de l’histoire qui, si l’on n’y prend garde, peut vous briser.
Réparer par le verbe ce que l’histoire a brisé
Le musée n’est pas dans la plume de l’auteure un sanctuaire neutre du savoir. Il apparaît comme le lieu paradoxal d’une mémoire conservée et, simultanément, d’un déni institutionnel. En archivant les restes humains sous des matricules, la science du XIXe siècle prolongeait le geste colonial, transformant les victimes en spécimens et l’indignité en objet d’étude. La visite du narrateur dans ces sous-sols est une contre-enquête poétique, un acte de réhumanisation qui refuse la froideur de l’archive pour chercher le murmure de la vie. Dès lors, la question de la restitution dépasse le simple cadre diplomatique. Rapatrier les corps importe, mais rendre leurs histoires, leurs noms, leur parole aux morts est un enjeu de civilisation.
La littérature devient alors cet espace de justice réparatrice, cet outil capable, sans haine ni ressentiment, de redonner un nom à l’innommable. Le narrateur, hanté par l’Ulysse d’Homère se nommant “Personne” pour tromper le Cyclope, rejoue cette stratégie en adoptant le patronyme “Le Clerc” pour échapper au monstre social de la discrimination. Mais son récit est l’inverse d’une disparition : c’est une réaffirmation d’identité, le pieu symbolique planté dans l’œil du système. Le pain des Français explore avec une immense subtilité cette voie médiane entre la colère légitime et la nécessité du pardon. Le texte se garde de tout manichéisme, évoquant la souffrance des pieds-noirs, l’humanisme de Français comme Louis Guilloux, Albert Camus ou Victor Spielmann, reconnaissant que l’histoire est une tresse complexe de destins et de douleurs. Peut-on réconcilier les vivants et les morts sans traverser le champ de mines du pardon ? Le livre apporte une réponse à la hauteur de sa propre poésie, dans la figure finale et saisissante de Zohra, qui, à la veille du massacre, danse un crépuscule enivrant. Sa danse est une offrande, une consolation jetée par-delà le temps, qui emporte dans son vertige “la beauté d’un monde qui à la pointe du jour devait disparaître”. Un monde dont ce livre est la plus digne, la plus incandescente des épitaphes.

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