0
100

Traverser les forêts : une odyssée au cœur des ténèbres

Caroline Hinault, Traverser les forêts, Le Rouergue, 27/03/2024, 1 vol. (189 p.), 20 €

Caroline Hinault nous plonge au cœur de la dernière forêt primaire d’Europe, théâtre d’une rencontre entre trois femmes que tout sépare. Un roman puissant et poétique, porté par une écriture incandescente, qui explore les zones d’ombre de l’âme humaine.

Révélée par son premier roman Solak, couronné de nombreux prix, Caroline Hinault confirme son talent avec « Traverser les forêts ». Née en 1981 à Saint-Brieuc, cette agrégée de Lettres modernes qui enseigne à Rennes signe ici un deuxième roman d’une force rare. S’inspirant d’événements réels survenus à la frontière entre la Pologne et la Biélorussie fin 2021, elle tisse une histoire à trois voix qui nous entraîne dans les profondeurs inquiétantes de la forêt de Białowieża.

Au cœur de la forêt primaire, trois destins de femmes

Véritable personnage du roman, la forêt de Białowieża déploie son décor fascinant et hostile. Dernier sanctuaire en Europe d’une nature sauvage disparue ailleurs, elle abrite une faune exceptionnelle mais aussi les drames humains qui se jouent à ses lisières. C’est là que se croisent les destins d’Alma, jeune migrante syrienne qui tente de passer en Pologne, de Véra, journaliste biélorusse contrainte à l’exil, et de Nina, mère célibataire revenue s’installer dans l’ancienne maison forestière de ses parents.

Alma fuit une vie impossible derrière les barbelés, ne trouvant sur sa route que la haine et l’incertitude. La forêt représente pour elle la promesse d’une vie meilleure, mais aussi un lieu hostile où elle doit lutter pour sa survie. Son périple à travers les bois est une véritable odyssée, un chemin de croix ponctué d’embûches et de rencontres inquiétantes.

Pour Véra la journaliste exilée, la forêt est devenue un refuge précaire au milieu des arbres et des bêtes. Mais même dans ce sanctuaire, elle ne peut échapper à son passé et à son combat. La forêt sera le théâtre de son affrontement avec elle-même et avec le régime qui l’a poussée à l’exil.

Quant à Nina, la forêt est le miroir de ses propres désillusions. Revenue occuper avec son fils l’ancienne maison forestière familiale, elle espérait y trouver la paix. Mais ses rêves de beauté et d’ailleurs se sont fracassés sur la dure réalité. Pour elle, la forêt devient le symbole d’une vie qu’elle n’a pas choisie, d’un enfermement physique et mental.

Sans le savoir, Alma, Véra et Nina sont liées par cette forêt millénaire qui va bouleverser leur destin. À travers ces trois femmes blessées mais combatives, Caroline Hinault explore avec une grande finesse les frontières géographiques et intimes, la quête éperdue d’un ailleurs et d’un avenir. La romancière ausculte la façon dont un même lieu peut être tour à tour un refuge et une prison, un espace de liberté et un territoire hostile. Elle sonde les méandres de l’âme humaine, la capacité de l’être à affronter l’adversité mais aussi les démons intérieurs.

Alma, Véra et Nina devront trouver leur chemin dans ce labyrinthe sylvestre et existentiel. Quelle direction choisir ? Comment traverser la nuit de l’âme ? C’est tout l’enjeu de leur périple initiatique au cœur de la forêt primaire, ce personnage sombre et envoûtant qui ne les laissera pas indemnes.

Une écriture puissante au service d’un propos engagé

La langue de Caroline Hinault, dense et poétique, d’une beauté âpre, épouse les tourments et les élans de ses héroïnes : « Alma chante à voix très basse. En elle-même. S’hypnotise par le rythme. Imagine l’intro au piano, qui l’entraîne aussitôt… » L’autrice excelle à faire surgir les fulgurances au cœur de la noirceur, comme la lumière des étoiles qu’Alma espère revoir un jour.

Son écriture ciselée, d’une grande précision, parvient à rendre palpables les émotions les plus secrètes de ses personnages. Chaque phrase semble sculptée dans une matière brute et précieuse, pour mieux révéler les fêlures et les espoirs d’Alma, Véra et Nina. Caroline Hinault a le don rare de transformer les mots en sensations, en images qui s’impriment durablement dans l’esprit du lecteur.

Mais la romancière ne se contente pas de déployer un lyrisme sombre. Portée par un souffle romanesque puissant, son écriture se fait aussi résolument engagée. En choisissant pour décor la forêt frontière entre la Pologne et la Biélorussie, Caroline Hinault aborde frontalement la question migratoire et du vivre-ensemble. Elle ausculte les mécanismes de la peur et de la haine, mais aussi la capacité de résilience et la soif de liberté.

À travers les destins croisés de ces trois femmes, elle interroge la notion même de frontière, qu’elle soit géographique, sociale ou intime. Frontières entre les pays, les cultures, mais aussi celles que l’on se pose à soi-même, par peur ou par renoncement. En filigrane se dessine une réflexion sur l’identité, l’exil, la quête d’un refuge dans un monde de plus en plus dur.

L’autrice met aussi en lumière notre rapport ambigu à la nature, cette forêt à la fois menaçante et salvatrice, qui peut abriter les drames les plus sombres comme les renaissances les plus inattendues. Véritable ode à la nature sauvage, « Traverser les forêts » est aussi un requiem pour un monde en train de disparaître sous la pression humaine.

Enfin, l’ombre de Dante plane sur ce périple en forêt, conférant à l’odyssée d’Alma, Véra et Nina une dimension initiatique et universelle. Quelle direction choisir dans ce labyrinthe sylvestre et existentiel ? Comment traverser la nuit de l’âme ? Telles sont les questions que pose avec acuité ce roman envoûtant.

Un roman qui nous invite à arpenter nos propres forêts intérieures

Après le choc Solak, Traverser les forêts impose définitivement Caroline Hinault comme une écrivaine majeure. Par la force de son écriture et la profondeur de son propos, elle signe un grand roman d’aventures métaphysique et politique, qui sonde les gouffres et les lumières de notre humanité.
Âpre et splendide, ce requiem en forêt primaire ne vous quittera plus. Il vous hantera longtemps après que vous aurez tourné la dernière page, comme le souvenir tenace d’une expérience à vif. Caroline Hinault réussit le pari d’un roman qui bouleverse et élève, porté par une langue incandescente et des personnages inoubliables. Traverser les forêts, c’est plonger dans un univers crépusculaire et poétique ; un roman puissant qui nous invite à arpenter nos propres forêts intérieures, pour y affronter nos peurs et nos désirs les plus enfouis.
Gageons que ce livre recevra le large écho qu’il mérite

NOS PARTENAIRES









Précédent
Suivant

Soutenez notre cause - Soutenez notre cause - Soutenez notre cause

Pour que vive la critique littéraire indépendante.

Nos articles vous inspirent ou vous éclairent ? C’est notre mission quotidienne. Mare Nostrum est un média associatif qui a fait un choix radical : un accès entièrement libre, sans paywall, et sans aucune publicité. Nous préservons un espace où la culture reste accessible à tous.

Cette liberté a un coût. Nous ne dépendons ni de revenus publicitaires ni de grands mécènes :
nous ne dépendons que de vous.

Pour continuer à vous offrir des analyses de qualité, votre soutien est crucial. Il n’y a pas de petit don : même une contribution modeste – l’équivalent d’un livre de poche – est l’assurance de notre avenir.

Notre coup de cœur de la semaine est une belle révélation  Aimer pour rien de Camille de Villeneuve, aux Éditions du Cerf.

À contre-courant d’une époque où tout se compte, cet essai brillant nous invite à une révolution intime. En convoquant mystiques et philosophes, l’autrice démonte les pièges de la jalousie et de la possession pour nous offrir une vision solaire de l’amour.

C’est un livre qui apaise et élève. Il nous propose le plus beau des défis : accueillir l’autre dans sa totale liberté, sans marchandage. Une lecture essentielle pour réenchanter nos relations.

Apprendre à aimer pour rien, c’est enfin commencer à aimer vraiment.

À LA UNE - À LA UNE - À LA UNE - À LA UNE - À LA UNE - À LA UNE - À LA UNE - À LA UNE
autres critiques
Days :
Hours :
Minutes :
Seconds