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Le Prix Mare Nostrum 2025 couronne deux œuvres puissantes

Oubliez les cartes postales. Oubliez l’azur idyllique et les clichés touristiques. La Méditerranée n’est pas qu’un décor de vacances. C’est un champ de bataille historique, un laboratoire incandescent où se sont forgés, dans la douleur et le génie, les structures mêmes de notre modernité. C’est cette réalité complexe, souvent brutale, que le Prix Mare Nostrum s’attache à explorer.

Fondé en 2021 à Perpignan sous l’impulsion de Jean-Jacques Bedu, ce prix a rapidement su se distinguer par sa singularité. À l’écart des circuits commerciaux convenus et des consensus habituels, le Mare Nostrum s’affirme comme une instance culturelle exigeante, un véritable « découvreur de talents » qui privilégie l’audace.

L’édition 2025 marque un tournant décisif et confirme la notoriété grandissante du prix. En couronnant simultanément un roman intime sur les traumatismes de guerre et un essai magistral sur la naissance du capitalisme, le jury envoie un message puissant : pour comprendre le présent, il faut avoir le courage de sonder l’invisible. L’invisible du silence des femmes chez Alexandre Bertin ; l’invisible des flux financiers chez Fabien Levy.

Ce palmarès n’est pas seulement audacieux ; il est nécessaire. Il met en lumière la dualité fondamentale de l’espace méditerranéen : celle de la mémoire blessée et de la puissance économique systémique.

Alexandre Bertin : L'archéologie du silence féminin

Le Prix du Roman 2025 revient à Alexandre Bertin pour Les silences de Pietrasecca (Éditions Emmanuelle Collas). C’est une œuvre coup de poing, une plongée viscérale dans les entrailles de l’histoire italienne du XXe siècle, qui laisse le lecteur marqué au fer rouge.

Dès le prologue, Alexandre Bertin nous saisit à la gorge. Utilisant un « Tu » accusateur et immersif, il décrit le viol d’une jeune femme dans la campagne italienne durant la Seconde Guerre mondiale. Ce choix narratif abolit toute distance. Le lecteur ne regarde pas ; il habite l’horreur. Le corps de la femme est réduit à l’état d’objet, une « vulgaire bête de somme ». Le silence qui suit n’est pas la paix, mais une dissociation nécessaire pour survivre. C’est le mensonge originel, le secret qui va contaminer les générations futures.
Par une ellipse audacieuse, Alexandre Bertin nous transporte en 1973, à Padoue. L’atmosphère bascule du silence oppressant de la campagne au vacarme de la ville militante. Nous suivons Lorena, activiste féministe engagée dans la lutte pour le droit à l’avortement. Le contraste est saisissant : le corps subi du passé contre le corps revendiqué du présent. Le romancier ancre son récit dans la réalité historique du procès de Gigliola Pierobon, symbole de l’oppression exercée par un code législatif hérité du fascisme (le Code Rocco). Le roman décrit merveilleusement la réappropriation du savoir médical par les femmes, notamment avec l’arrivée révolutionnaire de la méthode Karman.
Mais l’intrigue ne juxtapose pas que ces deux époques. Après la mort de ses parents, Lorena découvre des carnets codés. Son enquête généalogique la mène vers le sud, vers les racines occultées de sa famille, et vers la vérité sur sa naissance.
C’est là qu’Alexandre Bertin aborde l’un des tabous les plus douloureux de l’histoire italienne : les Marocchinate. Ce terme désigne les viols de masse commis par les goumiers (troupes coloniales françaises) lors de la campagne d’Italie en 1944. Lorena découvre que sa mère biologique, Ava, aurait été l’une de ces victimes. Le roman a le courage de montrer que les « libérateurs » furent aussi des bourreaux.
L’exil américain d’Ava, contrainte de fuir la honte, et les retrouvailles finales avec Lorena à New York, permettent de dénouer les fils. En récompensant ce roman poignant, le Mare Nostrum salue une œuvre qui rend leur dignité aux oubliées de l’Histoire, montrant que le silence n’est pas le vide, mais un plein de douleur qu’il faut enfin écouter.

Fabien Levy : Gênes, laboratoire secret du capitalisme mondial

Si Alexandre Bertin explore les tréfonds de l’âme humaine, Fabien Levy, lauréat du Prix de l’Essai pour Histoire de Gênes (Passés Composés), cartographie les flux invisibles qui ont structuré l’économie mondiale. Fabien Levy livre une somme historique qui dynamite nos certitudes sur la naissance du capitalisme moderne.

Sa thèse est radicale : bien avant Londres ou Amsterdam, c’est Gênes qui fut le laboratoire de la modernité économique dès le XIVe siècle. L’historien déconstruit l’image d’une république médiévale figée pour révéler une puissance dynamique et incroyablement résiliente.
L’analyse est fascinante car elle révèle un paradoxe fondamental : le déclin politique de Gênes (son instabilité chronique, ses factions rivales) n’a jamais entravé sa puissance économique. Au contraire, c’est peut-être cette absence d’État central fort qui a permis au capitalisme privé génois de prospérer sans entraves.
L’auteur documente le spectaculaire « pivot vers l’ouest » du XVe siècle. Alors que la poussée ottomane ferme les comptoirs de la mer Noire, les Génois ne s’effondrent pas. Ils réorientent leurs réseaux vers l’Espagne et l’Atlantique. Ils deviennent les maîtres du sucre, du sel, et bientôt les financiers de la Couronne d’Espagne, les assureurs des grandes expéditions maritimes.
L’un des apports majeurs de l’ouvrage est son analyse de la Casa di San Giorgio (Office de Saint-Georges). Fondée en 1407 pour gérer la dette publique, cette institution est décrite comme une banque proto-centrale, mais surtout comme un véritable État privatisé. La Casa a fini par gérer directement des territoires entiers (comme la Corse) que la Commune, ruinée, ne pouvait plus administrer. C’est un exemple stupéfiant de la privatisation des fonctions régaliennes, qui résonne étrangement avec nos débats contemporains sur la puissance des multinationales.
Fabien Levy n’élude pas les aspects les plus sombres. Gênes fut une plaque tournante de la traite des esclaves en Méditerranée. L’auteur explique comment les structures capitalistiques mises en place pour ce trafic (les sociétés par actions appelées Maona) ont servi de modèle pour l’exploitation coloniale des Amériques. Le capitalisme génois est un système total, prédateur, qui transforme tout – marchandises et êtres humains – en flux financiers.

Prix Mare Nostrum 2025 : pourquoi c'est un cru exceptionnel

Au premier regard, tout oppose le roman d’Alexandre Bertin et la fresque de Fabien Levy. L’un scrute les âmes, l’autre les bilans comptables. Pourtant, leur réunion au palmarès 2025 relève d’une cohérence intellectuelle forte.
Ces deux œuvres partagent une même obsession : rendre visible ce qui a été effacé. Alexandre Bertin lutte contre l’effacement des femmes de l’histoire officielle ; Fabien Levy lutte contre l’effacement de Gênes de la grande histoire économique.
Le Prix Mare Nostrum 2025 est un cru exceptionnel. Il ne se contente pas de recommander deux excellents livres ; il propose une méthode de lecture du monde. Il nous enjoint à regarder sous la surface : sous le silence d’une grand-mère italienne, il y a le fracas de la guerre et la honte coloniale ; sous la pierre des palais génois, il y a l’abstraction de la finance internationale et la sueur des esclaves. Fidèle à sa vocation, le Prix Mare Nostrum continue d’être ce phare nécessaire qui nous rappelle que nous sommes tous les héritiers de cette histoire, faite de silences lourds et de dettes impayées.

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Notre coup de cœur de la semaine est une belle révélation  Aimer pour rien de Camille de Villeneuve, aux Éditions du Cerf.

À contre-courant d’une époque où tout se compte, cet essai brillant nous invite à une révolution intime. En convoquant mystiques et philosophes, l’autrice démonte les pièges de la jalousie et de la possession pour nous offrir une vision solaire de l’amour.

C’est un livre qui apaise et élève. Il nous propose le plus beau des défis : accueillir l’autre dans sa totale liberté, sans marchandage. Une lecture essentielle pour réenchanter nos relations.

Apprendre à aimer pour rien, c’est enfin commencer à aimer vraiment.

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