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Un gardien découvre un mort et le Caire se rappelle

François Momal, Bawab. Un héros de trop, Erick Bonnier, 17/06/25, 180 pages, 16€

Chronique Mare Nostrum François Momal, Bawab. Un héros de trop

Du banc où il passe ses jours, Tarek, le bawab du 4, rue du Nil, contemple un monde qu’il a pour mission de garder mais auquel il n’appartiendra jamais. Depuis ce poste d’observation, il devient le dépositaire involontaire d’une histoire que l’Égypte s’apprête à effacer. Avec Bawab – Un héros de trop, François Momal ne nous offre pas une simple chronique cairote ; il compose un thriller politique et existentiel d’une densité remarquable. Le roman, bâti sur le fracas encore récent de la guerre du Kippour de 1973, transforme un immeuble de prestige en une caisse de résonance des compromis d’une nation et de la solitude de ceux qui en connaissent les secrets.

Ancré dans l’expérience vécue de l’auteur au Caire entre 1972 et 1975, le roman exhale une authenticité sensorielle qui restitue la rumeur de la ville et la texture morale d’une époque. Le récit prend racine dans une Égypte qui savoure une fierté retrouvée, une « victoire en trompe-l’œil », mais où l’euphorie cache mal la paranoïa d’État et le cynisme grandissant du nouveau régime. C’est dans ce climat que se noue le drame : la mort de l’officier Matta Kassam, copte et héros de guerre, vient fendre la façade de l’immeuble et de la nation. Ce crime devient un grain de sable géopolitique, une vérité trop abrasive pour la belle mécanique diplomatique que le raïs Sadate entend mettre en place. Le roman nous le rappelle avec une lucidité implacable : « Ce que Tarek était bien loin d’imaginer c’était que le raïs Sadate avait déclenché la guerre du Kippour pour in fine faire la paix avec Israël en relative position de force. » Le meurtre de Kassam, probable œuvre du Mossad, devient un obstacle à ces pourparlers, un corps qu’il faut faire disparaître pour que l’Histoire officielle puisse advenir.

La force de la narration de François Momal réside dans sa structure éclatée en courts chapitres, chacun agissant comme une nouvelle autonome qui braque son projecteur sur un personnage, un lieu, une intrigue secondaire. Cette construction en mosaïque, qui pourrait rappeler la polyphonie d’un Faulkner, refuse la linéarité d’un point de vue unique pour faire émerger la vérité de la friction des perspectives. Le lecteur assemble les pièces, des angoisses nocturnes de Tarek à l’opération de contre-espionnage de Lorenzo, l’agent israélien infiltré sous les traits d’un professeur de gymnastique. Le style épouse cette fragmentation, alliant la précision du rapport d’enquête à des envolées introspectives saisissantes. La langue de Momal, ample et rythmée, parvient à capturer le désarroi de son protagoniste : « Par Allah, par Allah, quelle catastrophe. Mais pourquoi, pourquoi ? […] Par Allah, ma vie s’écroule. Mon immeuble s’écroule ! ». Cette architecture narrative illustre parfaitement comment la vérité se dérobe, parcellaire, fuyante, toujours à la merci des manipulations.

En scrutant les rapports de pouvoir au sein de l’immeuble, le roman déploie une fresque sociale d’une grande finesse. Le bâtiment, véritable personnage qui n’est pas sans rappeler L’Immeuble Yacoubian d’Alaa al-Aswany, est une allégorie de l’Égypte, avec ses hiérarchies figées et ses transgressions secrètes. L’espion Lorenzo, dont la duplicité évoque les agents fatigués et moralement ambigus d’un John le Carré, cohabite avec la bourgeoisie décadente et corrompue incarnée par les Khattab et la machine policière brutale du commissaire Charif. Au centre, Tarek, l’homme du petit peuple, se retrouve broyé par des forces qui le dépassent, instrumentalisé puis menacé par l’État même qu’il est censé servir. Le motif du regard, obsessionnel, lie tous ces personnages dans un ballet de surveillance où chacun est à la fois prédateur et proie.

Bawab – Un héros de trop est un roman sur la fabrication du silence. Il expose, avec une mécanique narrative implacable, le processus par lequel le pouvoir enterre ses morts pour réécrire le réel. En donnant une voix à Tarek, cet homme invisible assis sur le seuil de l’Histoire, François Momal interroge le destin des témoins gênants, de ceux dont la parole, si elle était libérée, pourrait faire vaciller les certitudes nationales. Il signe une œuvre puissante et nécessaire, qui montre que derrière la façade des grands récits collectifs se cachent toujours des vérités humaines, infimes et sacrifiées.

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C’est un livre qui apaise et élève. Il nous propose le plus beau des défis : accueillir l’autre dans sa totale liberté, sans marchandage. Une lecture essentielle pour réenchanter nos relations.

Apprendre à aimer pour rien, c’est enfin commencer à aimer vraiment.

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