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Pourquoi nous sommes tous un peu hérétiques sans le savoir

Denis Moreau, Tous hérétiques ?, Éditions du Seuil, 16/10/2025, 336 pages, 23€

Dès le « Liminaire », Denis Moreau pose les bornes de son enquête avec une netteté qui prévient tout malentendu : il écrit en catholique. Il assume ce point de vue « situé », non pour exclure, mais pour offrir une cohérence interne à son propos. Cette précaution oratoire lui permet de déployer sa méthode, qu’il place sous le signe de l’Ecclésiaste (« rien de nouveau sous le soleil ») et d’une histoire des idées résolument cyclique. Son ambition refuse l’exhaustivité érudite – il confesse d’emblée recourir à des simplifications – pour viser le repérage de structures mentales récurrentes. Les hérésies ne sont pas ici des pièces de musée, mais des logiciels de pensée toujours actifs.

L’auteur s’attache d’abord à démonter les mécanismes de l’exclusion et de la pureté. Il analyse la tentation de Marcion, qui souhaitait rompre les amarres avec l’Ancien Testament, comme l’archétype de tous les mouvements désirant faire table rase du passé. Plus loin, le couple formé par le novatianisme et le donatisme lui permet d’interroger la « fabrique de l’impardonnable ». En refusant de réintégrer ceux qui avaient failli lors des persécutions, ces courants anticipent, selon Moreau, l’intransigeance contemporaine des réseaux sociaux, ce « moralisme réprobateur » où la pureté militante tient lieu de vertu.

C’est avec le pélagianisme que l’analyse touche à un point névralgique de la modernité. Cette doctrine, résumée par l’impératif « Sauve-toi toi-même », apparaît comme le substrat théologique du « self-help », du développement personnel et de l’idéologie du mérite. Contre cette injonction à la performance qui sature l’individu, le philosophe mobilise l’anthropologie d’Augustin et la notion, souvent décriée, de péché originel. Au lieu d’une condamnation morbide, ce dogme fonctionne chez lui comme un principe de lucidité : reconnaître une faille constitutive dans la nature humaine protège paradoxalement contre l’orgueil et l’épuisement de la volonté propre.

La chair, les extrêmes, la tentation des élites

Le second mouvement de l’ouvrage aborde les tensions entre l’esprit et la chair, terrain où l’équilibre orthodoxe se révèle le plus précaire. Denis Moreau y traite du jansénisme comme d’une réponse radicalisée au pélagianisme, trouvant des échos de ce désespoir anthropologique chez des auteurs comme Houellebecq ou Cioran. Il poursuit avec l’encratisme et ses interdits pesant sur la procréation, qu’il met en perspective avec certaines rhétoriques de l’antinatalisme contemporain (David Benatar). L’auteur s’autorise ici un « intermède » bienvenu, recensant des hérésies plus anecdotiques comme les ascodrupites ou les passalorynchites, rappelant que la déviance doctrinale peut aussi prêter à sourire.

Mais le rire se fige lorsque Denis Moreau aborde le gnosticisme. S’il identifie cette pensée du dualisme et de la désincarnation dans les utopies du transhumanisme ou dans certaines théories du genre – qualifiant explicitement Judith Butler de « gnostique » –, il l’utilise surtout pour disséquer un drame intra-ecclésial : l’affaire des frères Philippe. Avec une précision documentaire glaçante, il expose comment une « gnose » secrète, réservée aux initiés et distinguant des niveaux de moralité, a servi à justifier les pires abus sexuels et spirituels, incluant inceste et rites autour d’avortements forcés. Au-delà de la condamnation, l’analyse démontre techniquement comment le mépris de la chair et l’élitisme spirituel mènent mécaniquement à la prédation. C’est un moment de vérité rugueux, où l’hérésie cesse d’être un concept pour devenir une tragédie concrète.

Un pari réussi !

Dans sa dernière partie, l’ouvrage s’élève vers des considérations plus spéculatives, abordant les querelles trinitaires et christologiques. C’est ici que le philosophe explicite sa boussole, le « principe Blaise Pascal » ou principe de Bossuet : il s’agit de « tenir les deux bouts de la chaîne ». Là où l’hérésie tranche et choisit (Jésus n’est qu’homme ou n’est que Dieu), l’orthodoxie maintient la tension des contraires. Cette grille de lecture lui sert à décrypter le joachimisme et son rêve d’un « troisième âge » de l’Histoire, matrice des totalitarismes politiques comme des attentes d’un « nouvel âge » ecclésial post-Vatican II.

Le chapitre sur le quiétisme offre une réflexion sur l’intérêt et le désintéressement. Face à la radicalité d’un Fénelon imaginant un amour pur jusqu’à accepter la damnation (la « supposition impossible »), denis Moreau réhabilite, avec Pascal et Thomas d’Aquin, une forme d’eudémonisme : le chrétien a le droit de chercher son bonheur, et le salut est un intérêt légitime. L’auteur défend ici une spiritualité qui n’exige pas la destruction du désir propre.

Si l’entreprise est stimulante, elle n’est pas sans risques. La méthode des « résurgences », qui plaque des grilles de lecture antiques sur des phénomènes contemporains (assimiler la déconstruction du genre par Butler à une hérésie antique, ou la gauche politique à un refus du péché originel), frôle parfois la réduction. L’historien des idées pourrait tiquer devant certains raccourcis assumés, qui transforment des débats complexes en invariants psychologiques. L’auteur a cependant l’honnêteté de prévenir son lecteur : c’est un essai de philosophie engagée, non un manuel de patristique neutre.

En conclusion, Denis Moreau assume pleinement le caractère « monstrueux » – au sens de prodigieux et composite – du catholicisme. Il décrit une doctrine qui accepte d’être une « tératologie discursive » pour coller au réel plutôt que de se réfugier dans la pureté d’un système logique. Sans emphase superflue, Tous hérétiques ? réussit son pari : démontrer que ces vieilles querelles byzantines ou latines offrent des outils étonnamment robustes pour penser nos vertiges modernes.

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