Nétonon Noël Ndjékéry, Il n’y a pas d’arc-en-ciel au paradis, Hélice Hélas Editeur, 04/03/2022, 20€.
La vitalité de la littérature africaine contemporaine, quelle que soit la langue dans laquelle elle s’exprime, ne cesse de s’affirmer. Le magnifique roman de Nétonon Noël Ndjékéry, intitulé Il n’y a pas d’arc-en-ciel au Paradis, en témoigne. Ce livre traite d’un sujet moins connu que le commerce triangulaire à destination de l’Amérique, la traite subsaharienne. Peu d’auteurs en ont parlé. Maryse Condé l’évoquait dans Ségou, et Nétonon Noël Ndjékéry lui consacre un roman, véritable saga africaine dont l’action se déroule sur près d’un siècle. Zeïtoun, un adolescent tchadien, a été la victime de trafiquants d’esclaves. Arraché à sa famille, et emmené le long des routes, il parvient à s’enfuir et rencontre en chemin Tomasta, eunuque évadé du sérail qui devient son mentor et son père adoptif, et Yasmine, une esclave yéménite à la peau blanche, mariée de force à l’âge de 13 ans. Ensemble, ils échappent à leurs poursuivants et établissent sur une île déserte du lac Tchad une sorte de colonie, fondée sur des bases nouvelles.
Dénonciation de l’esclavage
C’est l’esclavage et son horreur que dénonce l’écrivain. Dès le début du roman, l’auteur donne le ton, suscitant l’empathie du lecteur pour les souffrances qu’il évoque. Il montre la déshumanisation des esclaves, considérés comme des marchandises.
Le choix des termes permet un glissement de l’homme à l’animal, et permet de comprendre que dans l’esprit des négriers, ils se confondent. Tous deux représentent des sources de profit indifférenciées. Plus loin, il est question de « mâles et femelles », de « troupeaux », de « gibier bipède aux yeux à fleur de tête » et, pour les femmes, de « bêtes à donner du plaisir ». L’écrivain insiste sur le prix payé par les prisonniers, qu’il s’agisse du sang versé ou de leur propre vie, lorsqu’il évoque le cheminement des caravanes :
Dans cette description réaliste, le cynisme le dispute à la cruauté. De nombreuses images renforcent l’idée d’une perte d’humanité. Les caravanes « allaient dégorger leur lie de survivants dans des enclos très spécialisés », avant de les laver et de les trier. Les soins prodigués (en particulier le gavage) n’ont d’autre but que de leur restituer « une certaine valeur marchande ». Tortures et castration des garçons complètent le tableau. Les responsables de la traite sont essentiellement issus du Baguirmi, du Bornou, du Kanem et du Ouaddaï, une série de royaumes proches du lac Tchad, qui répondent à des commandes venues du Levant. Leur choix se porte sur les populations animistes, car l’Islam interdit que l’on réduise en esclavage « tout individu né musulman ou ayant prononcé la Chahada. »
Mais ce sont les souffrances des personnages du roman qui permettent le réquisitoire le plus implacable et le plus efficace contre l’esclavage : Tomasta, Yasmina et Zeïtoun. Leur capacité de résilience les pousse à construire un monde meilleur, porté par des valeurs familiales et claniques de solidarité.
Un monde utopique
Nos trois héros s’attachent à construire un univers de paix et de fraternité sur une île perdue du lac Tchad. Une métaphore, presque une parabole, rend bien compte du collectif et de la solidarité, celle de la scolopendre, dont les mille pattes vont dans la même direction. Elle constitue le totem de la tribu de Tomasta, dont la devise était : « Une personne, toutes les personnes. » L’auteur explique :
L’installation sur la Grande Eau, ou Mère de toutes les Eaux, évoque le déluge, et le choix des personnages d’emmener avec eux s’apparente à l’Arche de Noé. Ensemble, ils construisent un nouveau gouvernement politique, fondé sur une royauté héréditaire, mais aussi sur l’équité. Leur royaume est protégé par Yasmina, puis par sa fille. Leur blancheur les apparente à une divinité, à laquelle leurs alliés rendent honneur, et qui effraie leurs ennemis, la dénékandji :
Pour perpétuer la tradition, après la mort des deux seules blanches de l’île, c’est la petite-fille de Yasmina, enduite de kaolin et vêtue d’un long vêtement, qui joue le rôle de la déesse. Le récit intègre les différentes croyances qui se croisent dans l’espace africain. Tomasta, un grand lecteur, invente une forme de religion syncrétique mêlant les apports de celles-ci.
Les convulsions de l’histoire africaine
Parfois, le récit, qui joue sur sa dimension de légende ou de fable, renoue aussi avec des épisodes historiques. L’île, tout isolée qu’elle soit, n’est jamais totalement déconnectée de l’histoire du pays. Baoro, un des personnages, se retrouve à Monte Cassino comme le propre père de l’auteur, auquel est dédié le livre. Quand il revient dans son pays, la capitale a changé de nom. Elle ne s’appelle plus Fort Lamy, mais N’Djamena. Au fil des pages, apparaissent des noms de personnages historiques, comme François Tombalbaye, ancien président du Tchad, assassiné le 13 avril 1975 à N’Djamena. Gabriel Lisette, un homme politique français et tchadien, qui a joué un rôle important dans la décolonisation du pays. Celle-ci est évoquée dans le récit, tout comme le racisme des colons dont est victime Baoro :
Enfin interviennent d’autres figures connues, « le président Mobutu Sese Seko, le tombeur de Lumumba, l’homme fort du Congo », Hissène Habré, ancien rebelle devenu président du Tchad, ou la secte Boko Haram, enlevant des adolescentes à Keyba, achèvent de réintégrer cette utopie dans l’Histoire. Quant à la datation, elle utilise en parallèle deux calendriers, le musulman et le grégorien, ce qui crée un léger effet d’étrangeté, et montre les tensions religieuses du pays.
Un récit de griot
Le talent de l’auteur le rattache à la figure du griot africain, capable de réciter des généalogies, de raconter des épopées, de dire des contes. Entre un prologue et un épilogue qui se répondent, et s’éclairent l’un l’autre, un vaste récit central, entrecoupé de passages en italiques : l’emboîtement de récits secondaires ou de contes dans la trame principale, lui confère une légère hétérogénéité, renoue avec cet art particulier du griot. Nétonon Noël Ndjékéry renoue avec cette tradition des conteurs africains, qu’il se réapproprie pour la moderniser. Il joue sur les changements de point de vue, racontant d’abord à la deuxième personne, comme au début et à la fin du livre, dans un propos énigmatique dont l’épilogue dévoile la signification :
Le récit principal adopte la troisième personne tout comme les récits enchâssés. Même si ces derniers racontent l’histoire de l’un ou de l’autre des personnages, ils ne disent jamais « je ».
Humour et poésie
Une des caractéristiques principales du style de l’auteur réside dans son goût pour l’ironie. Ainsi, il décrit le partage de l’Afrique opéré par les Occidentaux :
Dans une même phrase, l’auteur se moque des clichés sur l’anthropophagie, et renvoie à la pratique chrétienne de la transsubstantiation en des termes qui rappellent un passage célèbre des Lettres Persanes de Montesquieu, mettant sur le même plan les pratiques de peuples considérés comme sauvages et celle des prétendument civilisés, par un retournement qui est la marque même de l’ironie.
L’humour est sans cesse présent, sous forme de satire en particulier. L’auteur s’amuse avec les mots, détourne des expressions. Ainsi, le « retournement de boubou » se substitue ici au bien connu « retournement de veste. » La langue africaine elle-même possède une propension à la moquerie. Ainsi, « le somptueux cadeau personnalisé » remis par le gouvernement fédéral d’Abuja au souverain de Keyba, « caisse entière du meilleur alcool des Blancs » ressemble « à s’y méprendre à de l’urine ». Mais une note précise qu’en ngambay, « le whisky s’appelle heur’kunda ce qui signifie littéralement « urine de cheval ». Le fait de mettre en miroir ces deux langues renforce l’ironie omniprésente du récit.
Mais Nétonon Noël Ndjékéry est aussi poète. Sa maîtrise de la langue, dont il joue avec un art consommé, ses métaphores, et surtout la beauté singulière du titre, en font un auteur d’une grande richesse verbale, associée à une puissante imagination. Il livre un roman profond et poétique, qui revisite l’histoire d’un pays marqué par la labilité de ses frontières et la diversité des troubles. En faisant le récit de l’esclavage subsaharien et du trafic d’êtres humains, il montre que ce dernier, loin d’être révolu, revêt aujourd’hui d’autres formes, tout aussi cruelles, en rappelant l’enlèvement des lycéennes par Boko Haram. Ici, ce sont les jeunes filles du royaume utopique de Keyba qui sont enlevées, mais la fiction ne diminue pas pour autant la force de la dénonciation. Un livre magistral.
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