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Rémi Brague, À chacun selon ses besoins : petit traité d’économie divine, Flammarion, 04/10/2023, 1 vol. (223 p.), 20€.

Qui encore croit en la Providence ? Le Dieu horloger qui veille sur chacun de nos rouages ne ferait plus recette à l’ère des Lumières. Pourtant, Rémi Brague entreprend de réhabiliter ce concept désuet dans un saisissant petit traité d’économie divine. À rebours des visions modernes d’un Créateur indifférent ou impuissant, le philosophe exhume la conception médiévale de la providence selon Thomas d’Aquin. Dieu n’y apparaît pas comme un rival de la liberté humaine, mais comme celui qui porte chaque créature jusqu’à son accomplissement. Rémi Brague dépeint un cosmos finalisé où la nature de chaque être détermine la manière dont Dieu pourvoit à son salut. L’homme reçoit ainsi la liberté et la raison, sublimes instruments pour œuvrer de concert avec la grâce à son relèvement.
On pressent que ce petit traité iconoclaste recèle une troublante actualité, car il esquisse les linéaments d’un monde où la transcendance divine ne contredit ni les lois de la nature, ni les pouvoirs propres de l’homme – faisant de celui-ci non le jouet, mais l’artisan privilégié de son destin.

La providence divine épouse la nature propre de chaque être

Loin de concevoir la nature comme une camisole bornant l’action divine, Rémi Brague y voit le support indissociable de la providence. Celle-ci doit en effet s’adapter à l’essence de chaque créature pour se déployer : la nature des choses détermine la manière dont Dieu dispense ses dons.
Ainsi le minéral reçoit-il pesanteur, la plante croissance, l’animal instinct – quant à l’homme échoit en partage la liberté, la vertu par excellence du genre humain. “À chacun selon ses besoins”, tel est en somme le principe directeur de la providence divine résume l’auteur (p.27).
Bien loin de limiter la toute-puissance divine, ce respect des natures propres manifeste au contraire la perfection de celle-ci. Car Dieu mène chaque être à son accomplissement en libérant ses tendances natives, non en les contrecarrant. La grâce excite et porte à leur comble les capacités naturelles au lieu de les court-circuiter.
Providence et révélation parachèvent ainsi l’ordre naturel au lieu de le contraindre. L’épanouissement ultime de la nature coïncide avec le dévoilement d’un sens transcendant. Comme la fleur couronne l’élan vital de la plante, la grâce couronne l’aspiration naturelle de l’homme à son Créateur.
On pressent dès lors que la correspondance entre nature et surnaturel n’a rien d’un asservissement de l’un à l’autre. Mais plutôt d’une extase où, selon le mot de Brague, “la providence devient prudence” – l’ordre créé s’accomplissant de concert avec les desseins divins.

La révélation, un secours inespéré de la providence

Rémi Brague récuse toute justification du surnaturel par les défaillances prétendues de la raison humaine. La foi ne vient pas suppléer aux insuffisances de notre intellect face au divin, mais greffer à notre nature rationnelle un surplus énigmatique de sens.
Le christianisme répond en effet à un problème plus radical que l’ignorance de certaines vérités abstraites : notre incapacité, déplorée par saint Paul, à accomplir le bien que nous discernons clairement. La révélation n’apporte donc aucun complément doctrinal, mais nous rend capable d’adhérer pleinement à ce que notre conscience approuve déjà.
Ainsi l’Eucharistie nourrit-elle en nous la force d’accomplir nos devoirs moraux, sans rien ajouter à leur contenu. Et la Passion du Christ restaure non la connaissance du bien, mais la volonté du bien en libérant notre liberté de ses entraves.
Par ce don gratuit dépassant nos mérites comme nos conceptions, la providence de Dieu relève la prudence humaine sans l’abolir. La révélation parachève notre nature rationnelle bien loin de la nier. Elle respecte jusqu’au bout la logique de la création, accordant à l’homme les moyens de son salut au sein même de son histoire.

La foi, un abandon confiant aux desseins divins

Le philosophe invite à repenser la foi comme répondant aux avances de Dieu plus qu’imposant des exigences à celui-ci. Croire ne consiste pas à projeter sur le divin nos plans de salut, nos idéaux moraux ou notre soif de miracles. Mais à accueillir avec confiance et gratitude ce que sa Providence nous offre, en user avec discernement.
La foi authentique s’en remet donc à la sagesse du “grand horloger”, sans prétendre agencer nous-mêmes le mécanisme providentiel. Elle consent à recevoir de Dieu Instruments de salut et talents naturels sans en dicter l’emploi. Car elle sait que le divin pourvoit à tout, pourvu que nous consentions à user comme il se doit de ses bienfaits.
Croire n’est donc pas plier Dieu à nos schémas, mais nous abandonner à son dessein mystérieux. C’est accueillir avec confiance que sa grâce excède nos vues tout en répondant à nos aspirations les plus hautes. La foi jaillit quand la raison admirative cesse de vouloir percer le secret du Très-Haut pour s’en remettre filialement à “Sa Providence”.

Éminemment lisible, constellé de formulations frappantes, ce petit livre foisonnant fait découvrir une conception stimulante de la Providence. L’auteur restitue avec brio la cohérence d’une cosmologie religieuse aujourd’hui tombée dans l’oubli. Son analyse suggère une autre façon d’accorder transcendance divine, liberté humaine et devenir du monde, faisant de ce dernier non le théâtre mais l’agent de notre salut. Un ouvrage plein de finesse qui donne à penser.

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Chroniqueur : Jean-Jacques Bedu

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