Le livre de Marie-Laurence Haack, très érudit, se singularise par l’originalité de son propos et de sa construction. Il ne se positionne pas comme la somme des connaissances actuelles, mais affiche une intention particulière : chaque chapitre se focalise sur un trait saillant de la civilisation étrusque qu’il confronte à l’actualité ou à une mise en perspective du passé. Le livre joue sur l’alternance entre impression et réflexion, description et analyse, va-et-vient entre passé et présent, et se présente comme une expérience à la fois sensible et intellectuelle. Ainsi, le premier chapitre, consacré aux rituels funéraires étrusques, s’intéresse à la manière dont DH Lawrence s’était approprié le sujet. Passionné par les Étrusques, l’écrivain avait effectué un voyage en 1927. Touché par la simplicité d’un des tombeaux, il avait conclu qu’il s’agissait d’une tombe de femme, Lady Larthia, ignorant qu’il s’agissait d’une des formes de Larth, un nom masculin. Son attention avait été attirée par des cippes phalliques qui lui avaient rappelé les lingams indiens. Marie-Laurence Haack rappelle que ces cippes indiquaient les tombes masculines et que l’on trouve aussi d’autres marqueurs en forme de boîtes signalant les sépultures féminines, manifestant la différenciation des sexes. Ces cippes revêtaient une fonction symbolique en marquant l’espace funéraire. Il y avait un lien entre l’outre-tombe où se situait l’âme du défunt et le ciel qu’elle devait rejoindre pour accéder à l’immortalité.
D’autres aspects de la civilisation étrusque ont frappé Lawrence comme le goût du plaisir, dans lequel il voit l’explication de leur défaite devant les Romains. Il commet quelques erreurs, attribuant aux Tarquin la tombe des Tarchne, un nom courant chez les Étrusques. De son côté, Marie-Laurence Haack rappelle l’influence de la Grèce sur la société étrusque, comme le goût de l’hybris, ces derniers étant les premiers barbares à avoir eu le droit d’édifier un trésor. Les habitants de Caere privilégiaient les codes et les usages grecs, comme le montre l’historienne en analysant un vase étrusque qui représente la légende du Cyclope. Ils s’identifiaient à Ulysse dont ils s’appropriaient la « métis » et célébraient la fonction civilisatrice des Grecs. Le Cyclope symbolisait le Barbare résistant à l’acculturation, et le vase qui le représente enseignait la façon correcte de boire le vin selon l’usage grec, même si les règles de banquet des Étrusques, contrairement aux mœurs grecques, incluaient les femmes. Toutefois, en mettant l’accent sur le goût du plaisir des Étrusques, Lawrence s’inscrivait dans une tradition littéraire datant de l’Antiquité, qui les présentait comme dépravés, en raison des sculptures d’époux partageant le même lit, en opposition aux règles de conduite plus strictes de Rome et de la Grèce. Mais la pérennité du motif témoigne de l’importance accordée au couple par les Étrusques. Cette société patrilinéaire définissait ses membres par un prénom et un gentilice, que le père transmettait aux enfants. Toutefois, ce système virilocal accordait une place particulière à l’épouse qui pouvait bénéficier d’une stèle, une tombe ou un sarcophage avec ses codes iconographiques propres. Le rappel de la famille de l’épouse, quand il était important, renforçait le prestige de ses enfants. D’ailleurs, le statut de la femme étrusque, qui pouvait assister à des spectacles (même si sa place dans l’espace public n’était pas celle de l’homme) et se trouver investie de charges religieuses (spécifiquement féminines) se distingue de celui de la Grecque par sa liberté et son autonomie. Elle contribuait aussi à l’enrichissement économique par ses activités de filage et de tissage. On la représente souvent exerçant ce type d’activités, notamment sur les miroirs qu’on lui offrait en cadeau de mariage, lui rappelant qu’elle devait prendre soin de son corps et s’appliquer à séduire son futur époux.
Marie-Laurence Haack met aussi l’accent sur l’industrie des Étrusques, en particulier à Popularia, centre d’un pôle sidérurgique. La ville, qui comportait environ 20 000 habitants, était spécialisée dans le traitement du minerai de fer de l’île d’Elbe, mais aussi d’autres métaux comme le zinc, le cuivre le plomb ou l’argent, comme l’attestent les nombreux déchets industriels trouvés par les archéologues. Elle a joué un rôle crucial dans les échanges méditerranéens et l’essor de la civilisation étrusque. À l’époque, les écrivains Romains parlaient de « l’Etruria felix » (l’Etrurie heureuse), en raison de la qualité de vie et la prospérité de ses habitants, qui échangeaient des produits de luxe avec les Grecs et les Phéniciens, un commerce inséré dans de nombreux établissements côtiers, les emporia. L’économie étrusque reposait sur un savoir-faire en ce qui concerne l’irrigation, la découverte et le captage des eaux, favorisant l’agriculture et l’industrie. Élevage, chasse et pêche constituaient une partie de leurs activités. Les ruches avaient, dit-on fourni la cire utilisée pour l’encaustiquage de la flotte de Scipion l’Africain. Les laines étaient réputées, le lin servait à fabriquer des voiles de bateau des livres, les « libri linei ». Toute cette richesse avait permis à ce peuple de vivre luxueusement, à l’orientale.
L’ouvrage de Marie-Laurence Haack se centre sur quelques villes, dont elle analyse la spécificité, comme Orvieto, qui bénéficiait d’une forteresse naturelle quasi impénétrable, et d’une situation privilégiée au croisement de plusieurs routes de communication, favorisant l’émergence d’une classe moyenne aisée. On ne connaît pas le rôle exact d’Orvieto, et on ignore si les 12 cités étrusques se concevaient comme une entité politique et culturelle, Rome s’appliquant par ailleurs à les diviser, mais on suppose que l’unité des Étrusques, qui se rassemblaient périodiquement dans le fanum de la ville consacré au dieu Voltumna, était essentiellement religieuse. Étaient-ils pour autant un peuple religieux ? Les Étrusques étaient réputés pour leur science divinatoire, leurs prophéties, et l’analyse des signes envoyés par les dieux, qu’ils avaient mis par écrit dans trois types de livres : haruspicieux (consacrés à l’examen des foies des victimes des sacrifices), fulguraux (étude des bruits, effets et couleurs de la foudre et de leur signification) et enfin, un type plus vaste et plus varié, les livres des rites. Les devins étaient surtout des hommes, qui transmettaient leur savoir de père en fils, mais peut-être aussi des femmes. Un certain nombre des dieux du panthéon étrusque semble avoir été emprunté à la mythologie grecque, mais on dénombre aussi les dieux protecteurs de la famille, et les démons ailés accompagnant les défunts dans l’au-delà. Les sanctuaires les plus anciens semblent remonter à l’âge de bronze, quand les grottes ont été délaissées. Au moment de la christianisation, certains auteurs ont tenté de montrer que les Étrusques avaient par certains aspects de leur religion préfiguré le christianisme, en pratiquant des sacrifices animaux qui procuraient aux hommes l’immortalité de l’âme.
Après Orvieto, l’historienne évoque la ville de Chiusi et la tombe célèbre (mais disparue de Porsenna) dont le labyrinthe était réputé égaler celui de Minos, suscitant le désir des hommes de la Renaissance, comme le pape Pie II. Il figure aussi dans le chapitre intitulé « Labyrinthe » de « l’Encyclopédie ». En même temps, le luxe légendaire de cette tombe, relayé par des textes, rappelle l’hégémonie de quelques familles aristocratique et le caractère inégalitaire de la société étrusque, fondée sur un gouvernement de type monarchique. Véies comporte le plus grand nombre de rois, les textes révèlent une royauté tyrannique, et l’archéologie, qui a exhumé d’innombrables insignes de pouvoir, même si nous n’en identifions pas toujours clairement la signification, confirme les propos des auteurs antiques. Les femmes pouvaient jouer un rôle dans l’accession à la royauté, et les mariages mixtes (avec Rome en particulier) étaient destinés de part et d’autre à renforcer la puissance d’une lignée.
Arezzo enfin, permet à Marie-Laurence Haack de présenter une autre forme d’appréhension des Étrusques, axée sur l’idéologie. L’historienne se réfère à un passage de « La vie est belle » de Roberto Benigni, natif de la ville, où l’acteur (et réalisateur) parodie une leçon sur la race comme celles imposées par le ministère de l’éducation à l’époque du fascisme. Benigni, Toscan d’origine, connaît la langue vernaculaire, qui pour certains perpétue les usages et la tradition étrusque. Or, à l’époque de Mussolini, certains intellectuels voyaient chez les Étrusques les caractéristiques physiques et intellectuelles qui faisaient l’orgueil de la race italienne. La manière dont Benigni se moque de la théorie des races dans cet extrait pourrait renvoyer à la tradition des chants fescennins, satires populaires dialoguées, et licencieuses. Le film lui-même comporte un certain nombre de scènes tournées dans les endroits de la ville rappelant les Étrusques, ce qui renforce l’impact de la séquence dénonçant l’idéologie fasciste. Les Étrusques ont été souvent récupérés au XXe siècle, comme avec cette BD intitulée « Rasena », datant d’avant la Seconde Guerre mondiale, ou le film « Scipion l’Africain » financé par Mussolini à la gloire du fascisme, le héros éponyme exaltant la figure du Duce. Lauréat de la coupe Mussolini à la Mostra de Venise (1937), le film a été projeté dans les écoles primaires.
Mais après la guerre, ce peuple a été valorisé différemment, à travers l’exposition de 1955 qui a permis aux Italiens de s’approprier leur passé étrusque. Une autre vision a commencé à émerger dans les années 1960 avec la publication du roman autobiographique de Giorgio Bassani, « Le jardin des Finzi-Contini », qui comparait les Étrusques victimes des Romains aux Juifs victimes de la Shoah. Cette comparaison apparaît dès le prologue et se poursuit dans le roman. De même, le film « Sandra » de Visconti (Lion d’or à Venise, 1965), reprend ce rapprochement. En 78 la même idée se retrouve dans la comédie d’Alberto Sordi « Vacanze intelligenti » et se trouve relayée dans quelques autres films. L’écrivain Elie Wiesel s’est aussi approprié cette thématique. Parallèlement, à partir des années 1970, le cinéma d’horreur s’empare des Étrusques. Dario Argento, Pupi Avati et d’autres réalisateurs se servent d’eux comme miroir de leurs angoisses et leurs pulsions mortifères. Avant de nourrir l’imaginaire des écrivains et des réalisateurs, ce peuple avait suscité la convoitise d’archéologues peu scrupuleux comme Lucien Bonaparte, pillant les tombes pour en revendre les objets, alimenté le marché de l’art et nourri la création artistique, mais le mystère de ses origines demeure entier. Les théories formulées par Denys d’Halicarnasse et quelques autres auteurs antiques demeurent sujettes à controverse, et les tests ADN dont on espérait beaucoup n’ont pas apporté pour l’instant de réponse convaincante. Mais la question ne s’est posée ni pour les Grecs ni pour les Romains, et il semblerait que le peuple étrusque soit le résultat d’une combinaison entre éléments indigènes et hétérogènes, rendant vaine la recherche d’une quelconque origine.
Marie Laurence Haack montre comment cette civilisation a maintes fois inspiré les faussaires, dont le plus brillant, issu d’une noble famille de Volterra, Curzio Inghirami, était devenu célèbre en prétendant en 1636 avoir exhumé des vestiges étrusques dans une propriété familiale et publié un livre sur la question, affirmant résoudre le mystère des Étrusques et démontrer la supériorité de Volterra sur Rome. La réception du livre, excellente en Toscane, s’avéra mitigée ailleurs, où il suscita la polémique. Cette falsification, selon Marie-Laurence Haack, doit être rattachée au chauvinisme volterran, et à des complicités familiales. Inspiré par les découvertes récentes sur les runes et la lecture d’ouvrages médiévaux par son auteur, un artiste refoulé qui ambitionnait d’être historien. Étrangement, trois siècles après lui, deux membres de sa famille mirent à jour une tombe étrusque. Au XIXe siècle, les impostures se multiplièrent, comme ce faux sarcophage acquis par le British Museum, ou ces faux guerriers étrusques du Metropolitan. La famille Castellani, célèbres orfèvres du XIX è siècle, « créa des bijoux à l’antique » sur les limites entre copies, pastiches et faux, avec une grande désinvolture, tandis que d’autres s’illustraient dans les copies de vases ou de sculptures sans forcément s’enrichir. Pourtant, certaines villes étrusques, comme Cortone, ont livré de véritables trésors, comme cette plaque de bronze découverte en plusieurs fragments par un charpentier, et portant une longue inscription que l’on a partiellement déchiffrée, en raison des difficultés de la langue étrusque, qui n’a pas trouvé sa pierre de Rosette et que l’on interprète par une méthode combinatoire, ou les petits chevaux de Tarquinia, titre d’un roman de Marguerite Duras, dont les personnages cherchent à se défaire de l’ennui en visitant des tombes étrusques. Mais, comme le constate l’historienne, il s’agit d’une démarche vaine. Loin de trouver le « bonheur étrusque en contemplant ces scènes de plaisir, nous nous trouvons confrontés au miroir que tendent Tarquinia et son territoire à notre peur de la mort ».
Très documenté, étayé par sa connaissance parfaite des sites, dont elle livre une description au détour de chaque chapitre, l’ouvrage de Marie-Laurence Haack se singularise par sa démarche, qui fait revivre les Étrusques et décape en les analysant les images accumulées depuis des siècles, pour tenter d’en livrer une approche, la plus authentique possible, qui ne fait jamais l’impasse sur la zone d’énigme encore présente, et qui, avec une grande honnêteté intellectuelle, par l’emploi de certains modes verbaux, ne présente jamais le savoir du livre comme définitif, mais reconnaît les hypothèses qui l’habitent, faute de sources dans un certain nombre de domaines. La richesse des connaissances qu’elle expose permet de découvrir les multiples facettes de la civilisation étrusque, et la spécificité de ce peuple, qui sur un certain nombre de points, se révèle unique.
Marion POIRSON-DECHONNE
articles@marenostrum.pm
Haack, Marie-Laurence, « À la découverte des Étrusques », La Découverte, 19/08/2021, 1 vol. (365 p.-8 pl.), 23€.
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