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Il y a des auteurs qui, sans avoir fréquenté leurs œuvres, nous attirent tout de suite d’une sympathie venue sans que l’on en sache la cause. Peut-être la force de ce pseudonyme, qui frappe par sa brièveté. Alain. Ils sont peu nombreux les écrivains à s’être fait un nom d’un simple prénom. Sans avoir jamais lu Alain ou presque, posséder ses œuvres en Pléiade, consécration éditoriale en France, semblait une évidence. Cette biographie du professeur de philosophie – entendons professeur dans le plus noble sens – m’était tout aussi indispensable. Oserai-je avouer n’avoir lu que quelques-uns de ses propos, au fil de mes interrogations, sans avoir pris la peine de me plonger dans son œuvre ? Ces choses-là prennent du temps et Thomas Chaline lui-même reconnaît “qu’il [lui] a fallu beaucoup de temps avant de [se] plonger dans ses écrits”. Il avait pour cela une raison : “C’est parce qu’Alain est un lointain cousin que je me suis intéressé à lui”. Ce n’est pas une excuse, c’est une raison supplémentaire pour le dévorer.

Émile Chartier, de son vrai nom, est né le 3 mars 1868. Son père Étienne exerce la profession de vétérinaire. Sa mère, née Juliette Chaline, élève ses enfants sans excès de tendresse. “Tout petit, c’est lui qui se levait pour préparer son potage de premier déjeuner avant de partir au collège.” On s’en doute, le jeune Émile est un élève brillant, mais insolent parfois. Il se souviendra dans ses Portraits de famille de “deux fortes gifles” infligées par l’abbé. Sa mémoire surtout étonne ses enseignants et ses camarades. Il passe avec succès le bac de philosophie, mais échoue au baccalauréat de science qui exigeait plus de travail. En classe préparatoire à Vanves, plutôt que Polytechnique, il est reçu à l’École Normale Supérieure en 1872.

Mais de celui qui n’est pas encore devenu Alain, ce n’est pas ce qu’on retient généralement. Alain est un professeur, un passeur. Ses Propos sur l’Éducation seront même le livre de chevet d’Anatole de Monzie, ministre de l’Éducation de 1932 à 1934. Au fil de ses affectations de la Bretagne à la Normandie, à Paris et en Île-de-France, rappelons-nous qu’Alain a enseigné à Simone Weil, Raymond Aron, Georges Canguilhem, André Maurois, Julien Gracq, pour ne citer que quelques-uns des plus connus. Un de ses élèves au lycée Corneille de Rouen, Jean Texier témoigna : “Un enseignement socratique, toujours puisant ses exemples dans les choses de la terre et cependant allant très haut et très loin. Philosophe sans doute, mais moraliste avant tout et davantage soucieux de former des hommes que de bons élèves.” (” Salut à Alain”, Le Populaire, 1951.) Pierre Escoube : “Sur chaque heure de la vie, et même la plus sombre, il faisait briller l’étoile de l’espérance et le bonheur ne nous était plus promis comme un cadeau, mais comme une conquête, plus comme une chance, mais comme une victoire.” (Alain dans sa classe, 1961.) Quel lecteur de roman n’a pas rêvé d’un tel professeur, sorte de Robin Williams avant l’heure dans Le Cercle des Poètes disparus ? Ce qui importe d’abord, c’est la vie, l’expérience aurait dit Alain, mais la connaissance nous permet peut-être d’en tirer un meilleur parti.

Ainsi, à côté de son activité d’enseignant, Alain s’est essayé au journalisme. C’est dans les pages de La Dépêche de Rouen que naissent ses fameux propos en 1906, ceux qui feront son succès éditorial et le feront connaître. Dans Histoire de mes pensées, il commente : “J’ai retrouvé là contre toute attente, les conditions d’une pensée véritable : c’est-à-dire premièrement une émotion, une indignation, une révolte (mon état ordinaire) ; il a fallu s’élever de cet état violent à des pensées. “Journalisme et pédagogie sont donc liés. S’ancrant dans l’expérience et l’indignation, la concision du propos doit moins amener le lecteur à s’instruire qu’à s’interroger, à construire sa propre pensée.

Thomas Chaline explore des facettes méconnues de la personnalité d’Alain, comme son goût pour la musique, la poésie et la peinture. Il a eu la coquetterie de s’offrir un piano Pleyel, dans sa petite maison au Vésinet. Le biographe revient aussi sur l’expérience de soldat, durant la Première Guerre mondiale, alors qu’il était pacifiste. “On fait la guerre afin d’être digne de la paix ; mais les plus dignes n’y sont plus quand on fait la paix.” Dans ce parcours thématique, le portrait impressionniste qui s’esquisse ne peut que donner envie de se frotter à ses Propos. Comme Montaigne, Alain n’est pas un philosophe de système. Enfin, dans un dernier chapitre consacré à son héritage intellectuel, on sait gré au biographe de faire un sort à la mauvaise polémique ouverte par Michel Onfray, qui fait dire à quelques citations éparses de son Journal inédit qu’Alain aurait été antisémite. Mauvaise foi coutumière et vendeuse dans les médias, puisqu’il faut bien vendre à défaut de penser. “À la pensée qu’un juif n’a pas tous les droits, il faut bondir ! ” écrit Alain en 1947. À propos de Simone Weil, il se souvient d’elle dans son Journal, le 19 octobre 1949 : “Elle était tellement au-dessus de ses camarades que toute comparaison était impossible.”

Gageons que le temps fera un plus mauvais sort à un maigre pamphlet qu’à une œuvre consacrée dans la Bibliothèque de la Pléiade. Alain est le premier philosophe du XXe siècle à entrer dans la fameuse collection. Haut les cœurs puisqu’il écrivait après tout : “le pessimisme est d’humeur, l’optimisme de volonté”.

Marc DECOUDUN
articles@marenostrum.pm

Chaline, Thomas, “Alain : l’éveilleur d’esprit”, Le Cerf, 18/11/2021, 1 vol. (261 p.), 22,00€

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