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Amina Damerdji, Bientôt les vivants, Gallimard, 04/01/2024, 1 vol. (281 p.), 21,50€

Avec Bientôt les vivants, son second roman, Amina Damerdji aborde un sujet fort, mais extrêmement douloureux, les années noires de l’Algérie, au cours desquelles le mouvement islamiste a manifesté sa puissance grandissante. Le livre s’ouvre sur un événement tragique, en 1997, auquel assistent deux cousines, Maya et Selma, puis ménage un long flash-back qui nous ramène près de dix ans auparavant. Le récit redevient linéaire, pour aboutir au point de départ du récit, et permettre au lecteur de comprendre la signification des faits terribles auxquels il lui a été donné d’assister.

Une famille de la bourgeoisie algérienne

Le roman nous fait pénétrer dans l’intimité d’une famille algérienne, qui habite une ancienne villa de colon. Le père, Brahim, vient d’être nommé chef du service de pédiatrie de l’hôpital de Baïnem. Son épouse Zyneb, femme au foyer, ne s’entend pas très bien avec Mima, sa belle-mère, qui vit au premier étage (le couple et sa fille, Selma, une lycéenne, qui adore l’équitation, vit au second). Le rez-de-chaussée est réservé à Hicham, le frère de Brahim, traumatisé par la mort de son père, qui a fini péniblement ses études d’avocat et ne travaille pas.
Quant au père de Maya, Charef Hakkar, il incarne la réussite sociale et financière. Sa famille vit à Alger dans un ancien palais ottoman réaménagé avec le confort moderne. Il étale sa richesse en comblant sa famille de cadeaux, et vit dans la crainte que Souad, sa jeune et séduisante épouse, ne le quitte. Derrière cette apparence brillante, qui suscite la jalousie de son cousin, se cache une personnalité tourmentée, doutant encore de soi.

C’est qu’il n’en revenait toujours pas. Lui, Charef le laid, Charef au visage si disgracieux que les enfants se moquaient de lui dans la rue. Charef le gros, l’obèse qu’on appelait patapouf ou bibendum derrière son dos à la piscine, avait épousé une des femmes les plus courtisées de la ville.

Comme Charef, plusieurs personnages présentent des failles ou des blessures invisibles, qu’Amina Damerdji, détaille peu à peu, et que, chez certains, l’actualité se chargera de révéler. Ainsi, elle brosse de façon nuancée les portraits des divers membres de la famille. Elle consacre un intérêt tout particulier aux portraits des deux adolescentes, Maya la rebelle, photographe pour un journal, et Selma la sensible, qui s’attache à apprivoiser Sheïtane, une jument rétive maltraitée par son précédent propriétaire, que son comportement violent risque d’envoyer à l’abattoir. Avec douceur, l’adolescente tente de gagner la confiance de celle que les palefreniers n’hésitant pas à brutaliser ont surnommée Satan. C’est aussi l’univers de l’adolescence que l’écrivaine décrit, avec ses doutes, son mal-être, ses premières amours.
Ces existences banales se trouvent peu à peu bouleversées par les événements politiques qui ont secoué l’Algérie des deux dernières décennies du XX e siècle. L’histoire personnelle se trouve englobée dans la grande histoire, qui la domine.

Les signes d’une période troublée

Dès le premier chapitre, qui succède au prologue, une première fêlure semble ébranler l’univers en apparence sans histoires du roman. Hicham, le frère cadet de Brahim, s’estime moins bien loti que son frère qui vit avec sa femme et sa fille au second, même s’il ne s’agit que de « combles réaménagé après des travaux mal faits parce que mal payés à des ouvriers maliens sans papiers. » La hiérarchie de la famille se mesure à sa répartition spatiale dans la demeure héritée du grand-père. Victime d’un accident de voiture dans lequel son père a trouvé la mort, le cadet multiplie les frustrations. « Ses rêves enfouis, ses remords, dont le dard s’était au fil du temps émoussé, ainsi que quelques regrets tardifs, miroitaient là, bien au frais, emprisonnés dans des bouteilles d’eau-de-vie et de whisky écossais. » Son amertume, avivée par l’alcoolisme, le conduit à fréquenter des amis peu recommandables, comme Zoheir, peu apprécié par Brahim, un barbu vêtu d’un qamis, au regard fuyant sous ses lunettes rondes. Cette tenue traditionnelle, bien que non spécifiquement musulmane, sert à certains à revendiquer leur islamité. L’attitude sournoise du personnage et le port de ce vêtement constituent les premiers indices signalant les activités auxquelles se livre Hicham. Quelques pages plus loin, le récit montre la mosquée As Sunna, fief intégriste, dans laquelle il assiste, fasciné, à son premier prêche, sans souci des blindés massés au pied des minarets. Le jeune imam est Ali Belhadj, fondateur du FIS. L’autrice montre la fascination d’Hicham pour ce personnage, au discours tant politique que religieux. Elle met l’accent sur la ferveur des hommes face à la séduction démagogique, les arguments énoncés et le leitmotiv, aux accents incantatoires, « La ilaha illa Allah », « Il n’y a de Dieu que Dieu », proféré par le prédicateur et repris en chœur par la foule. D’abord hésitant, Hicham finit par se laisser totalement convaincre, un engagement qui lui vaut d’être arrêté par la police. Libéré grâce aux relations des siens, il devient l’avocat des islamistes.

Des violences de l’État à celles du FIS

Sans concession, le livre Bientôt les vivants ne dissimule rien de l’horreur perpétrée par les deux camps opposés. Hicham, victime de tortures lors de son emprisonnement, ne peut en parler à personne, et surtout pas à sa nièce adolescente. « Confesser qu’on l’avait forcé à boire l’urine mousseuse des soldats ? Mentionner la déchirure purulente à son anus qui le faisait mugir dès qu’il s’asseyait sur la cuvette ? » Le choix d’un verbe réservé à l’expression animale dit ici la déshumanisation du prisonnier comme la bestialité de l’acte dont il a été victime, mais au sujet duquel la pudeur impose le silence. Peu à peu pourtant, l’importance du FIS commence à grandir. Les islamistes opèrent une percée inattendue aux municipales, gagnant Alger et Oran, les deux principales villes du pays, sans toutefois faire l’unanimité. Ainsi, Brahim s’oppose à deux d’entre eux et met l’accent sur leurs contradictions.

Brahim détailla l’homme en qamis, remarqua son regard vaporeux sous ses longs cils : Tu viendras me donner des leçons de religion lorsque tu auras arrêté de fumer du haschisch.

Le livre restitue la chronologie des événements historiques, grève générale, manifestations dans les rues, répression policière, etc. A l’hôpital, des manifestants blessés par balles sont opérés sans anesthésiant. Le mouvement se durcit, tandis que l’engagement d’Hicham se concrétise. Les islamistes deviennent de plus en plus violents, dressent des faux barrages sur les routes et terrorisent la population.

Les heurts-incendies de bâtiments publics, attaques de voitures de police au cocktail Molotov, fusillades, égorgements se multipliaient dans le pays et risquaient d’influencer le verdict.

Après la démission du président Chadli et la dissolution du FIS se crée le Mouvement islamique armé.

Petite et grande histoire

Au cœur de toutes ces pulsations et turbulences de l’histoire, le roman raconte avec finesse l’évolution d’une adolescente, prise dans cette spirale de violence. Selma, aussi sensible qu’attachante vit ses premiers émois amoureux et ses premiers chagrins. Mais ce qui la caractérise essentiellement, c’est sa passion pour les chevaux, qu’elle apprend à soigner. Toute l’attention qu’elle porte à Sheïtane préfigure déjà sa vocation : « Raser le contour des plaies, les laver à l’eau savonneuse, appliquer des compresses désinfectantes puis pommader, masser jusqu’à l’absorption complète de la crème cicatrisante. » Les soins qu’elle prodigue aux chevaux vont de pair avec l’amour qu’elle éprouve pour eux, et le plaisir qu’elle prend à chevaucher dans la nature, jusqu’à ce que ce bonheur lui soit interdit. Elle s’occupe d’eux, mais ils exercent aussi sur elle une action thérapeutique. Dans cet univers qui bascule dans l’horreur, ce lien entre l’adolescente et l’animal traduit une espérance manifeste.

Un beau roman, plein de tendresse et d’humanité, ponctué de moments poétiques. Amina Damerdji restitue avec précision et de façon documentée les moments les plus sombres de l’Algérie de cette fin de siècle, mais elle a su leur apporter ce contrepoint lumineux. A lire absolument.

Image de Chroniqueuse : Marion Poirson-Dechonne

Chroniqueuse : Marion Poirson-Dechonne

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