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« Ah ! Ah ! Monsieur est persan ? C’est une chose bien extraordinaire ! Comment peut-on être persan ? » Ainsi s’interrogeait Montesquieu, dans la Lettre persane XXX, le 6 de la lune de Chalval, de l’année 1712.
Ce recueil de 17 nouvelles iraniennes – 9 écrites par des hommes, 8 par des femmes – ne répond pas à la question. Mais il peut aider le lecteur français à percevoir et peut-être à comprendre un peu l’âme persane. Celle d’un grand peuple qui fut un immense empire et dont la culture, de Ahura Mazda à Zoroastre, du « ShâhNâmeh » (le Livre des Rois) de Ferdowsi à certains des plus grands poètes de la littérature mondiale (Omar Khayyâm, Saadi, Hafiz…), du « chirine polo » – une merveille gastronomique dont la simplicité n’a d’égale que la complexité de sa préparation au « shâh mat » qui a donné son nom au roi des jeux – les échecs, un peuple dont la richesse et la vitalité culturelle a contribué à faire grandir l’humanité. Un peuple qui place la générosité et l’hospitalité au pinacle de ses valeurs : « il n’y a pas de qualité meilleure que celle de donner du pain à ceux qui en ont besoin », clame Nizam al-Mulk (1018-1092) dans son « Traité de gouvernement ». Et pour avoir voyagé en Iran, je puis témoigner du fait que cette idée est toujours bien vivante dans ce pays.
Mais un peuple aussi dont l’ombrageuse fierté, et le cas échéant la capacité de violence, peut mettre la paix mondiale en péril. Nul n’a plus admirablement ressenti et exprimé l’orgueil collectif de cette grande nation que James Morier, fin connaisseur de l’empire perse au XIXe siècle, lorsqu’il fait dire par l’ambassadeur Hadji Baba, ambassadeur de Perse en Angleterre : « ainsi, les Anglais nous prennent pour des hommes des bois, des ânes ? Ainsi soit-il ! Ceci sache pourtant : qu’une nation dont la lignée remonte à des Jemshid, qui compte des Gengis Khan, Tamerlan, Nadir, Aga Khan Mohamed parmi ses rois, n’a point accoutumé de s’adonner à des gamineries. Qui plus est, elle ne se sent point penchant à prendre exemple sur quelque roi franc lorsque c’est à la manière de se conduire qui ont trait à sa propre dignité qu’il lui faut songer ! » (« Les aventures de Hadji Baba en Angleterre », 1828.)
Une partie de l’explication de l’actuelle crise du nucléaire iranien se trouve peut-être dans ces lignes…
C’est cet esprit, ce souffle spécifique à l’esprit persan que j’ai ressenti à la lecture de ces nouvelles. En rendre compte est pour moi mission impossible : diversité des auteurs, multiplicité des histoires, certaines sur lesquelles j’ai peu « accroché » d’autres au contraire qui m’ont passionné. Les éditions Gallimard et Jean-Claude Carrière, qui les présente, relevant que l’amour en est le fil conducteur, les ont judicieusement fédérées sous ce thème.
Deux autres grandes thématiques, présentes dans plusieurs de ces nouvelles m’ont frappé :
Celle de la liberté, particulièrement présente dans le très joli texte intitulé « demain est en chemin », par Alireza Ghorami, qui donne – par l’absurde – une vision très exacte du carcan qui s’est abattu sur l’Iran depuis qu’en 1979 Khomeiny en a pris le contrôle. En deux mots, un journal est fermé au seul motif de « la prévention de l’apparition du crime. » Comme il n’en a commis aucun, quelque temps plus tard, il est autorisé à rouvrir ; pour être refermé peu après, toujours pour le même motif.
Et ce motif s’infiltre jusque dans la vie quotidienne des Iraniens : un homme à qui l’on demande pourquoi il en est à son douzième divorce, il répond : « parce qu’il arrive un moment où on ne s’entend plus, et le divorce c’est toujours mieux que le meurtre, non ? En droit, ça s’appelle la prévention de l’apparition du crime. »
Et cela m’amène au deuxième grand thème qui m’a ému à la lecture de ce livre : le statut et la souffrance des femmes. Comment pourrait-il en aller autrement dès lors que, comme nous l’apprend la lecture de la nouvelle intitulée « Si l’amour n’avait pas été », par Amir Khodaverdi, on enseigne dans les écoles religieuses que « dans la vulve des femmes est égorgée la science ? »
Voilà pourquoi, dans une autre nouvelle, alors qu’elle n’est pas mariée à un méchant homme, Mahtab, contrainte par l’ordre social à se conformer strictement à ses rôles d’épouse et mère abandonne peu à peu ses rêves, ses passions, sa vie et comme le dit joliment l’auteur, pour finir « Mahtab s’estompa et devint Madame Ahmadi », jusqu’à devenir translucide, évanescente et finalement disparaître, comme on efface un dessin sur une feuille de papier… (« Au fond du tableau », par Guita Garakani.)
Une dernière observation enfin m’a troublé à la lecture de ce livre : le fait qu’un nombre très élevé de ses auteurs appartienne à la diaspora iranienne et / ou que nombre de ces récits se déroulent hors d’Iran, dans les cercles de cette diaspora. Liste (non exhaustive) : États-Unis, Canada, France, Allemagne, Suède, Australie… C’est triste. Et on trouve un écho direct de cette dispersion dans la nouvelle intitulée « Iran 2 – États-Unis 1 » de Namdar Nasser, dont l’action se déroule en Suède : « je croise deux Iraniennes âgées assises sur un banc. En me voyant parler tout seul, l’une d’elles se penche vers l’autre et lui souffle à l’oreille : tu vois ce qui est arrivé aux jeunes de notre pays ? L’exil les a rendus fous ! »
Aussi vais-je maintenant clore ce texte en disant mon amour pour la Perse ? et par voie de conséquence le plaisir que j’ai éprouvé à la lecture de ces « Amours persanes ». Et en donnant le dernier mot au grand Omar Khayyâm :
« Dans la région de l’espérance, où tu pourras, recherche un cœur
Puis dans celle de la présence, attache-toi l’ami parfait
Sache-le, cent Kaaba pétries avec la terre et l’eau
Ne valent pas un cœur fidèle. Ami, laisse là ta Kaaba. »

Guillaume SANCHEZ
contact@marenostrum.pm

« Amours persanes : anthologie de nouvelles iraniennes contemporaines », édition établie par Nasim Vahabi et Alireza Gholami, traduit du persan par Julie Duvigneau et Massoumeh Lahidji, préface de Jean-Claude Carrière, introduction de Nasim Vahabi, Gallimard, « Du monde entier », 11/02/2021, 1 vol. (310 p.), 22€

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