Nicolas Chemla, Amsterdam, Zone critique, 15/05/2024, 1 vol. (33 p.), 7€
Sur le port d’Amsterdam, les émotions vacillent.
En 30 pages seulement, Nicolas Chemla parvient à remuer toutes les forces opposées qui s’ignorent en nous. C’est aussi le pari de la Collection Vrilles de Zone Critique, une revue culturelle qui publie à présent des textes courts, incisifs, s’emparant des enjeux de notre temps pour nous faire littéralement “vriller” face à des réalités crues et bouleversantes. Ce n’est pas étonnant que la plume de Nicolas Chemla ait séduit l’équipe de Zone Critique. Il est l’auteur d’un roman édifiant, Monsieur Amérique, paru en 2019 chez Séguier qui interroge la place du corps, celui du corps masculin qu’il construit et déconstruit à travers la figure de Mike Mentzer. En 2021, son roman Murnau des Ténèbres est finaliste du Prix Renaudot, et en 2023, L’Abîme, roman qui réinvente le gothique, est finaliste du prix des Deux Magots et du prix Sade. Une plume percutante qui n’hésite pas à nous piquer où ça fait mal, mais n’est-ce pas là où commence la véritable beauté ?
C’est bien ce qui se joue dans Amsterdam, où on suit les pensées d’un narrateur sensible, prisonnier d’une relation abusive avec un homme qui le force à penser la masculinité toxique, les rapports entre le corps et l’âme, mais aussi l’amour, malgré l’homophobie qui ne cesse de grandir dans nos sociétés. Le livre est aussi constitué d’un “Post-Scriptum”. Nicolas Chemla s’exprime sur Amsterdam, sur la réalité complexe de l’homosexualité, bien éloignée de ce qu’on pourrait voir sur les réseaux sociaux, sur la violence internalisée qui naît de la peur de ressentir, d’être soi, et aussi de la haine dans le regard des autres.
"La beauté commence dans la terreur"
En lisant Nicolas Chemla, il nous est impossible de ne pas faire le rapprochement avec Rilke. Son écriture se plaît à jouer avec les ambivalences, que ce soit par la beauté de la contemplation, comme ce passage où le narrateur s’imagine être incinéré, et où on disperserait ses cendres au Vietnam, son pays d’adoption ou bien par la violence, le cru de cette relation abusive qu’il vit avec son compagnon. Il y a bien une interzone entre horreur et sublime qui parcourt ce récit, une “harmonie réalisée”, pour citer Rilke à nouveau, où les deux forces se nourrissent l’une de l’autre car toutes deux constituent intrinsèquement ce que le narrateur éprouve.
Du point de vue du lecteur, cela fait presque écho au passage dans La République de Platon où Léontios est à la fois subjugué et effrayé par les visions des corps gisants suite aux exécutions publiques. Face au spectacle de l’horreur, on trouve presque une beauté perturbante, qui se perçoit dans les moments de solitude du narrateur, notamment lorsqu’il voyage seul en Croatie. Des instants de contemplation et de réflexion saisis sur le vif d’une âme qui vagabonde sans pouvoir s’incarner et être véritablement ce qu’il est, sans pouvoir vivre ce désir qu’il ressent profondément dans sa chair et qui ne peut exulter.
Cela est particulièrement flagrant dans le passage où le compagnon du narrateur, Pascal, montre son attirance pour des relations sexuelles mécaniques, dématérialisées, presque robotiques. Toute la sensualité des corps s’évapore, car inassumée et inassouvie. Pascal porte en lui cette masculinité touchée par ses préférences, cette haine profonde de lui-même qu’il transfère sur le narrateur – une homophobie internalisée, profondément violente qui contraste avec la vision de l’amour de son compagnon.
Repenser l’énergie masculine et sa complexité
Amsterdam est aussi un livre qui repense l’énergie masculine à travers ses personnages. Que ce soit Pascal ou Tomo, le croate que le narrateur rencontre lors de son voyage, ou même la mention à ses aïeux, tous ces hommes incarnent une certaine masculinité stéréotypée, plutôt virile qui contraste avec le personnage principal. En effet, le narrateur “se sent moins homme” car confronté à ces idéaux de ce que signifie être un homme dans son corps, dans son âme.
La plume de Nicolas Chemla, à la fois crue dans les images et tendre d’une certaine manière fait qu’on s’attache à ce narrateur désincarné, où entre “lui et lui, il n’y a rien moins que l’infini”, comme une sorte de vie en suspens, en flottement qui fait qu’il ne peut jamais être lui-même. En faisant un parallélisme avec le Post-Scriptum, on comprend davantage à quel point il est difficile d’être homosexuel dans une société qui nourrit la haine, le rejet de l’autre, qui crée une profonde souffrance difficile à effacer. Or Instagram et ses influenceurs qui prouvent le contraire, le quotidien est tout à fait différent – et cela, il ne faut jamais l’oublier. Le but de Nicolas Chemla n’est pas de s’inscrire dans une littérature militante, bien au contraire, tout est matière à écrire. Cependant, ses mots poussent le lecteur à repenser ces problématiques, à les intégrer, et cela grâce à sa plume saisissante.
Amsterdam est un coup d’âme. C’est un livre intense, car en très peu de lignes, Nicolas Chemla nous bouleverse et nous chahute. Et, c’est peut-être tout ce que nous avions besoin de ressentir aujourd’hui.
Manon Lopez
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