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Philippe Collin, Le barman du Ritz, Albin Michel, 24/04/2024, 1 vol. (350 p.), 21,90€

Au centre de Paris place Vendôme le bar ; au centre son barman : Frank Meier, présent de 1940 à 1944 alors que tout le monde a pris la poudre d’escampette. C’est la débâcle comme on dit. Mais lui persiste et signe, il va même jusqu’à s’endormir dans la chambre 202, draps en soie et buste de l’illustre Goethe sur la cheminée. Ce matin-là, ce 25 juillet 44, il est réveillé par Hans Elmiger, le directeur suisse du Ritz qui lui propose de tenir ouvert le bar mais en toute discrétion afin que les Alliés n’y voient que du feu. Dehors, apprend-on, l’épuration a commencé, les femmes sont tondues. La peur règne… Tous aux abris comme on dit… Car le cœur du Ritz, lieu du soft control, des mots d’esprit et des envolées lyriques, s’est vidé. En 1940, c’est Hermann Goering, dirigeant du parti nazi et du gouvernement du IIIème Reich, qui y fait ses entrées. On lui prépare sa baignoire, rien que pour lui ! La France est occupée, oui occupée à tous les niveaux. Mais on reste à l’intérieur, on ne sort pas du microcosme hype. Les nouvelles, plus affreuses les unes que les autres, arrivent de l’extérieur lorsque Frank s’aère dans Paris et que son narrateur le suit. Les juifs arrêtés, parqués, déportés par la suite, cela ne peut rentrer pas dans un cadre qui se veut propre, spirituel, dandy… où les artistes : que ce soit Sacha Guitry, Arletty, Coco Chanel, ou Ernst Jünger ont leurs entrées, pour ne citer que les plus connus. Frank les observe, froidement, impassiblement : son rôle : les délecter de cocktails aux noms plus chatoyants les uns que les autres. Il y a le grand, le Siegfried composé d’aquavit, de jus de citron, de sucre de canne et d’une larme de Cointreau. Luciano, le petit italien, pris sous la coupe de Frank, apprend à les faire.

On y glisse une cuillerée à café de crème de menthe blanche et une autre de grenadine. Ensuite, on ajoute le jus d’orange pressé et un demi-verre de vermouth français et un autre de brandy. Après on remplit de glace pilée, on secoue bien fort le shaker.

Voici pour l’American beauty. A Goering, on servira une Veuve Clicquot 1913 – une rareté.. et pour Marie-Louise Ritz – la patronne glaçante – “une cerise bigarreau confite dans un verre de guignolet, sans glace”. Au colonel Speidel, on réservera le Clipper, dont la suite sera cédée au général Otto von Stülpnagel, chef des forces d’occupation allemandes et gouverneur militaire de Paris. Parmi ce beau monde, citons Charles Bedeaux, le “bienfaiteur bénévole de la collaboration économique de la nouvelle Europe”. Peu à peu s’ajouteront à cette liste de malfrats au col blanc les brigands de la rue, les parvenus prêts à vendre leur service, paradant tour à tour dans l’antre soft mais glauque. Les Lafont, les Joanovici, ferrailleur de son métier, y feront leurs entrées. Frank, patiemment, recueille les confidences des uns et des autres, notamment celles de Blanche Auzello, née Rubinstein, épouse de Claude Auzello, le manager du Ritz. Franck en pince pour elle, tant et tant, qu’il est prêt à tous les compromis pour la sauver de la panade. Elle a besoin de sa dose, il la lui dégote. Blanche apparaît, disparaît, apparaît à nouveau plus maigre et chétive que jamais. Frank est toujours là… On se croirait dans un roman de fin Amor. Le chevalier prêt à tout pour sauver sa belle ! Sauf que sa belle est dans de mauvais draps. Dans le roman, rien n’est vraiment formulé quant à ses activités de Résistante, comme si un tel secret ne devait être éventé et pourtant nous voilà en 2024 ! Les archives ont été ouvertes, alors ? Frank navigue à vue derrière son bar certes, à sa place certes, mais avec un tel “un destin de parvenu” comment ne pas se méfier des luttes collectives ? Lui, le juif autrichien qui a fait la guerre 14/18, se doit de taire ses origines. Ce qu’il livre au lecteur est consigné dans son Journal, en caractères italiques, et parfois au sein des événements, tel un contrepoint.

Toujours sur le qui-vive en cette période funeste : la crainte d’être épié, le risque d’une dénonciation, le sort des juifs… Frank sera un passeur. Sauf que le temps passera, la guerre finira, et sa solitude ira plus fort, plus grand. “Toujours prêt à m’enfuir dans la nuit. Un exil sans fin… (…) Où est-il l’engagé de 14 ?” Peut-être qu’au travers de ce roman qui embrasse une époque sombre, c’est le destin d’un homme qui est revisité, imaginé, enlevé, et au travers de celui-ci, tant de destins similaires, anonymes, sans voix, mais qui certainement se reconnaîtront dans le portrait in live de Frank Meier, le célèbre barman du Ritz, celui qui le fait vivre, chanter, vibrer, et… shaker.

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Myriam Mas

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