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Fabrice Bouthillon, Situer le fascisme, Les Éditions du Cerf, 16/01/2025, 280 pages, 22€

En historien des structures, Fabrice Bouthillon ne raconte pas le fascisme, il le met en scène, dans un théâtre à la fois conceptuel et dramatique. Son livre avance par épisodes : l’inauguration d’une ville fasciste, l’assassinat des frères Fois à Porto Scuso, la confrontation à Pie XI, les figures de César et Bonaparte en surplomb. À travers ces narrations incarnées, Situer le fascisme sonde les plis profonds du politique, là où le récit rejoint le mythe, et la chronologie, l’archéologie des idées.

L’air de Rome, un soir de printemps, porte encore, pour qui sait l’entendre, le murmure des empires effondrés et des totalités rêvées. C’est peut-être dans ce souffle, chargé d’échos antiques et de modernités fracassées, qu’il faut achever la lecture de Situer le fascisme, le dernier ouvrage de Fabrice Bouthillon. L’historien, fidèle à sa quête des logiques profondes qui animent le drame européen, nous convie à une vertigineuse archéologie du phénomène fasciste, cette « addition italienne des extrêmes » qui, de 1914 à 1945, ensanglanta la péninsule et précipita le continent dans l’abîme. Fabrice Bouthillon, dont l’œuvre antérieure a disséqué avec une acuité parfois dérangeante les mécanismes du stalinisme et du nazisme, aborde ici le premier-né des totalitarismes du XXe siècle, non pour en clore le dossier, mais pour en déplier les strates, en révéler les soubassements philosophiques et les résonances anthropologiques.

Genèse du fascisme : 1789 comme épicentre, la Sardaigne comme révélateur

La démarche de l’auteur s’ancre dans une temporalité longue, une archéologie du politique où les secousses du XXe siècle trouvent leur épicentre dans la déflagration de 1789. La Révolution française, pour ce dernier, n’est pas une simple péripétie, si sanglante fût-elle : elle constitue une rupture anthropologique majeure, le moment où la dissociation du local et de l’universel, de la Droite et de la Gauche, ouvre une béance dans le contrat social européen. Cette fracture, que le XIXe siècle s’épuisera à tenter de colmater par des centrismes divers – par exclusion ou, déjà avec Bonaparte, par addition des extrêmes – constitue la matrice d’où surgiront les monstres froids du siècle suivant. Le fascisme, dans cette perspective, n’est pas un accident de l’histoire italienne, une parenthèse monstrueuse, mais une tentative paroxystique de réconcilier ces pôles disjoints. Une ambition démiurgique, vouée à l’échec car, comme le rappelle l’historien, l’humanité ne saurait se fonder elle-même sans convoquer des forces qui la dépassent, ouvrant ainsi la porte au religieux, ou à ses simulacres séculiers.

C’est avec cette grille de lecture exigeante que Fabrice Bouthillon nous immerge ensuite dans l’un des replis les plus obscurs de l’histoire fasciste : l’épisode de Porto Scuso, en Sardaigne, aux lendemains de la Marche sur Rome. Le récit qu’en fait Emilio Lussu, figure de l’antifascisme sarde, devient sous la plume de l’auteur analyseur puissant des dynamiques réelles à l’œuvre. L’historien, délaissant pour un temps la contemplation des essences, se penche sur les existences, et quelles existences ! Mineurs d’Iglesias transformés en squadristes, notables locaux prompts à retourner leur veste, vendetta ancestrale drapée dans les oripeaux de la lutte idéologique. Fabrice Bouthillon y décèle la superposition des logiques : le campanilisme, la guerre des clans, le poids des structures familiales méditerranéennes, autant de réalités profondes que les catégories de fascisme et d’antifascisme peinent à épuiser, voire servent à masquer. La violence squadriste, ici disséquée, apparaît moins comme l’émanation pure d’une idéologie que comme l’instrumentalisation de brutalités endémiques, réactivées par la crise de l’État libéral et la brutalisation héritée du premier conflit mondial.

Car c’est bien là un autre pivot de la démonstration : l’échec de l’Union sacrée en Italie. Alors qu’en France, et dans une certaine mesure en Allemagne et en Russie (avant la défaite), l’épreuve de 1914 avait offert une chance inespérée de refermer la plaie ouverte en 1789, réconciliant la Gauche universaliste et la Droite nationale dans la défense du sol, l’Italie, entrée en guerre par calcul et dans la division, manqua ce rendez-vous avec elle-même. Cette absence d’unanimité fondatrice, cette “Victoire mutilée” moins sur le plan territorial que sur celui de la cohésion nationale, laissa le champ libre à une relance exacerbée de la dialectique centriste, où l’option totalitaire, celle de l’addition des extrêmes, trouverait un terrain d’autant plus favorable que la société était exsangue et en quête de sens. Une lecture contre factuelle audacieuse, qui éclaire d’une lumière crue les bifurcations tragiques du XXe siècle.

Anatomie du pouvoir faciste

L’architecture du pouvoir fasciste, ses symboles, ses rituels, sont pour Fabrice Bouthillon autant de manifestations de cette tentative de refondation totalitaire. La figure du Chef, qu’il soit Duce ou Führer, est analysée dans sa généalogie complexe, qui remonte aux Césars antiques et à Bonaparte. Ces meneurs charismatiques, s’appuyant sur une masse plébiscitaire atomisée, incarnent cette fusion des extrêmes : l’ordre et la révolution, le socialisme de Gauche et le nationalisme de Droite. Le chapitre consacré aux rapports personnels entre Mussolini et Hitler, véritable psychodrame où se joue un transfert de paternité et de modèle, révèle avec une acuité particulière la dynamique de mimétisme et de dépassement qui unit et oppose les deux dictateurs, l’Italien passant du statut de modèle à celui de « pauvre Duce », succube de son ancien élève.

Les lieux du pouvoir (le Palazzo Venezia et son balcon emblématique), les uniformes (la chemise noire, héritière paradoxale de la chemise rouge garibaldienne), les symboles (les faisceaux, oxymore totalitaire unissant l’autorité romaine et la dynamique révolutionnaire du « fagot » populaire) : tout est scruté par Fabrice Bouthillon pour y déceler la grammaire de cette religion politique. L’analyse de l’inauguration de Littoria, ville nouvelle surgie des Marais Pontins, devient ainsi une méditation sur la théophanie du Chef, la « présence réelle » de Mussolini parmi les colons. S’appuyant sur les travaux d’Emilio Gentile, mais les prolongeant par une lecture girardienne, l’historien y voit sourdre le religieux aux moments les plus inattendus, la manifestation du sacré comme tentative de relier (re-ligare) une communauté en quête de fondation. La confrontation avec Pie XI, notamment à travers l’encyclique Non abbiamo bisogno, souligne la rivalité mimétique entre l’Église catholique et le fascisme pour le contrôle des âmes et la définition de la légitimité.

L’antisémitisme lui-même, cette obsession mortifère qui traverse tous les totalitarismes, est réinterprété à la lumière de cette dialectique du local et de l’universel, et de la rupture révolutionnaire. Le Juif, figure de l’altérité irréductible pour la Droite, et de la particularité insupportable pour la Gauche universaliste, devient la victime émissaire par excellence dans le contrat social totalitaire, placé au centre pour y être massacré. Fabrice Bouthillon, mobilisant ici encore René Girard, analyse la centralité de cette figure du bouc émissaire dans la quête totalitaire d’une unanimité sacrificielle. Il ose même une lecture audacieuse de la « spécularité » entre le meneur totalitaire et le Juif, telle qu’elle transparaît chez Hitler dans Mein Kampf ou, de manière fulgurante, dans Le Dictateur de Chaplin, pointant une inquiétante proximité où le persécuteur se reflète dans sa victime, dans une dialectique post-christique où le Verbe s’était fait Juif.

Situer la fascisme pour penser le présent

Si l’historien situe le fascisme, ce n’est pas pour l’enfermer dans le passé, mais pour en révéler les échos persistants. Sa distinction entre le centrisme par exclusion des extrêmes (celui des élites libérales du XIXe siècle) et le centrisme par addition des extrêmes (celui des totalitarismes) offre une grille de lecture d’une singulière actualité pour comprendre les polarisations contemporaines et les tentations de les surmonter par des synthèses charismatiques ou populistes. La fragilité des équilibres démocratiques, la quête de légitimité dans un monde désenchanté, la résurgence de formes de sacralisation du politique : autant de thèmes où la réflexion de Fabrice Bouthillon trouve un terrain d’application immédiat.

Face à la charge historique et morale du fascisme, l’auteur revendique une posture exigeante, celle de l’historien qui n’est « ni pour, ni contre, mais dessus ». Cette formule, empruntée à un recteur brestois confronté aux polémiques sur l’esthétique de son église reconstruite, résume son ambition : comprendre sans banaliser ni sataniser, analyser les mécanismes sans céder aux anathèmes. C’est un chemin de crête, où l’objectivité revendiquée n’exclut pas une forme d’empathie intellectuelle pour les acteurs, saisis dans la complexité de leurs motivations et de leurs aveuglements. Il assume d’ailleurs sa dette envers ses prédécesseurs, se décrivant comme un « nain juché sur les épaules de géants », notamment Renzo De Felice, dont la monumentale biographie de Mussolini reste une référence incontournable.

Situer le fascisme est une œuvre qui, par la force de son architecture conceptuelle et la finesse de ses analyses textuelles, dépasse l’étude d’un régime pour devenir une méditation sur la condition politique de l’Europe moderne. Fabrice Bouthillon y manie le récit non comme une fin en soi, mais comme un outil critique, une manière de sonder les profondeurs, de révéler les structures invisibles sous l’écume des événements. Son approche, qui assume une certaine distance avec le fétichisme de l’archive au profit de l’herméneutique des textes – qu’ils soient de Mussolini, de Lussu, d’Alvaro ou même de Hitler – pourra déconcerter les tenants d’une histoire plus événementielle. Mais c’est précisément dans cette capacité à faire dialoguer les époques, les idées et les figures, à tisser des liens entre la Rome antique, la Révolution française et les tragédies du XXe siècle, que réside la puissance de ce livre. Une puissance qui n’est pas celle d’un réquisitoire ou d’une apologie, mais celle d’une intelligence historique cherchant à construire une mémoire sans mythifier, à comprendre sans juger, invitant le lecteur à une réflexion exigeante sur les silences de l’Histoire et les pièges tendus par un avenir qui paraît bien sombre.

Image de Chroniqueur : Maxime Chevalier

Chroniqueur : Maxime Chevalier

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