Ils sont loin les Esquimaux à igloos, guettant, harpon en main et raquettes aux pieds, l’improbable poisson au bord d’un trou de glace. On ne dit plus « Esquimaux » d’ailleurs, terme jugé offensant, car choisi par les Blancs. Maintenant on dit « Inuits », puisque c’est leur nom, le seul, qu’ils se soient jamais donné. Et puis les Inuits d’aujourd’hui picolent jusqu’à plus soif comme n’importe qui dans le monde civilisé, jurent tels des braqueurs dans un pulp-western de Tarantino et forniquent avec la frénésie de lapins du cercle arctique. C’est en tout cas ce que raconte Norma Dunning, elle-même issue de cette communauté, dans ce recueil de nouvelles à la fois suave et brutal, pudique et cru, simple et finement ouvragé. Chez elle, l’amour est du genre taiseux, tour à tour tendre, charnel, fraternel, sauvage, porté par le respect des anciens et par le souvenir des ancêtres. Ainsi la touchante virée dans la toundra de Josephee, le fumeur de joints, et de son épouse Elipsee, rongée par un cancer, que visitent au seuil des mondes les esprits goguenards de leurs grands-pères.
Outre le rapport à la langue mère, dont les mots et expression émaillent les récits, il faut compter avec la présence, l’omniprésence même, du colonisateur. Les Blancs, on les côtoie, mais on s’en méfie. » C’était comme ça quand vous aviez affaire aux Blancs. Vous souriez, vous acquiescez, et dès qu’ils ont le dos tourné, vous pouvez redevenir vous-même ». Ainsi Annie Muktuk, personnage central du recueil, couche avec eux, les collectionne et les jette, dans un rapport d’amour-haine non dénué d’humour. « Je les laisse croire qu’ils mènent le jeu. Peu importe avec lequel je me retrouve, je lui donne l’occasion d’être l’oie en chef. » Annie se moque de son statut supposé d’inférieure, de la morgue et du mépris de ces hommes qui la veulent comme un trophée. Elle sait que c’est dans cette faiblesse fantasmée qu’elle est, en réalité, la plus forte. « Je leur susurre quelques mots d’Inuk et les voilà muets d’admiration. Je leur dis que leurs yeux d’uhuk baignent dans le quik et je me fends d’un beau sourire. Mon esprit éclate de rire. »
Cet antagonisme culturel qui n’est pas irréconciliable, mais qui charrie de puissants courants souterrains de douleurs présentes ou passées, éclate dans l’histoire d’un autre grand-père, celui de l’auteure cette fois. Son ancêtre, Husky, était un trappeur que la compagnie de la Baie d’Hudson avait envoyé à Poorfish Lake et qui s’y était marié à trois Inuites non pas successivement, mais cumulativement. Père de trois enfants à vingt-quatre ans, c’était un homme assimilé « à rebours » qui avait choisi de s’intégrer à la culture qu’il était supposé dominer. Or, il avait un jour décidé d’emmener ses épouses en vacances à Churchill, une ville de Blancs dont elles ignoraient tout. Cependant ce qui devait être « les plus beaux jours de leur vie » s’est transformé en un cauchemar d’hostilité, de racisme et de violence – une violence dont l’effet de sidération est à coup sûr plus édifiant pour le lecteur qu’un long discours sur les limites de l’amitié entre les peuples.
La force de Norma Dunning réside dans la simplicité tantôt poétique, tantôt tranchante de son propos, dans un style aussi glabre que la glace, profond comme les eaux sous la banquise.
Philippe SÉGUR
articles@marenostrum.pm
Dunning, Norma, « Annie Muktuk : et autres histoires », traduction de l’anglais par Daniel Grenier, Mémoire D’encrier, 06/05/2021, 208 p, 18€
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