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Antoine Wauters,  Le plus court chemin, Verdier, 24/08/2023, 1 vol. (240 p.), 19,50€.

Le plus court chemin est un livre puzzle “qui n’a pas de modèle. Pas d’image pré-imprimée où poser les pièces”. Plus ou moins couverte de mots, chaque page / pièce du puzzle contribue à tisser une mémoire des lieux et des êtres de l’enfance qui ont amené le narrateur à l’écriture. “Mélange de mémoire et d’oubli”, chaque page / pièce du puzzle ne s’emboîte pas d’emblée à celles la précédant et la suivant immédiatement.
Sans connaître le nombre de pièces dont il dispose pour composer son livre puzzle et sans rien savoir de ce « quelque chose » qu’elles finiront par former, Antoine Wauters note « ce qui revient ». La succession aléatoire des pages documente le mouvement incertain de la mémoire à travers lequel les souvenirs s’incarnent en mots. Avec un sens aigu de l’inachèvement, elle rappelle que se souvenir confronte souvent une personne à des impasses qui, pour peut-être se débloquer, nécessiteront de s’articuler à d’autres souvenirs qui adviendront ou pas.
L’avant mis en mots prend forme dans la campagne wallonne de la décennie 1980 et témoigne de “la cassure” qui a marqué le tournant des années 1980 et 1990. L’écriture du narrateur y puise : “tout ce que je suis, c’est-à-dire aussi tout ce que je ne suis pas et tout ce que je voudrais être”.

Une enfance et une adolescence en Wallonie rurale

La Wallonie rurale que restitue l’écriture d’Antoine Wauters, c’est bien sûr un lieu mais c’est aussi une façon de faire famille et de vivre le voisinage, aujourd’hui presque disparue.
Jusqu’à 18 ans, son existence s’est déroulée dans un petit village des Ardennes Belges où son univers était fait de champs et d’arbres, était peuplé de poules et de vaches. Autant de composantes de la biodiversité qui alimentaient ses sensations, comme, par exemple, le plaisir qu’il avait à “fixer l’éternité contenue dans le regard d’une vache”. Au cœur de l’économie locale, les fermes et leurs fermiers donnaient au lieu un rythme et une tonalité de lenteur et de répétition revendiquées. Seuls les tracteurs symbolisaient une modernité dont, par ailleurs, on se méfiait. Notamment, les champs formaient le cadre permanent “où promener nos yeux” alors que la télé, “dame austère et fort parcimonieuse, ne se fréquentait pas plus de trente minutes par jour”.
Regroupée sur un espace restreint, la famille élargie constituait pour les enfants, sur la base d’une répartition sans tensions du temps et des tâches, un réseau de relations intergénérationnelles denses et éducatives. Le narrateur se souvient, qu’en plus du soin et de l’attention qui lui accordaient ses parents, il bénéficiait aussi des ceux de ses grands-parents, de ses oncles et tantes ainsi que de ses grands-oncles et tantes maternels et paternels. Son travail de mémoire le conduit à distinguer, avec tendresse et humour, la personnalité de chacun et chacune dans ce qu’elle a apporté à ce qu’il est devenu : qui un savoir-faire particulier, qui une façon singulière de voir les choses et l’existence. Par leur présence et par leurs voix, tous et toutes l’ont aidé a donné de la consistance et de la stabilité à son monde, aussi limité et frustrant était-il au regard de ce qui se passait dans les espaces urbanisés.
Le narrateur dit se sentir orphelin d’un voisinage omniprésent avec ses indispensables petits commerçants dont on connaissait les noms ou prénoms, avec ses curés “omnipotents et profiteurs qui mangeaient indifféremment sur le dos des morts, des jeunes mariés, des communiants…” et avec ses kermesses à répétition. Un voisinage contributeur de “tout ce qui se tramait en nous, pendant que, objectivement, il ne se passait rien”.

Avant que tout s’accélère

Antoine Wauters chemine vers son enfance d’avant “la grande accélération” démarrant au milieu de la décennie 1980. Il écrit un monde de l’enfance où, avec l’accord des parents et en dehors de leur regard, “aller jouer” était une activité dont le temps excédait de loin celui des activités périscolaires. “Espace de douceur et de cruauté”, le jouer évoqué rimait avec la liberté d’être sale de la tête aux pieds en bondissant et se battant dans les sous-bois environnants ; le jouer était celui “d’avant les ordinateurs, le règne du porno et des jeux vidéo immersifs, avant que tout se mette à trembler et aller très vite”.
L’espace du jouer faisait partie de l’espace surplombant du manque au diapason duquel les vies s’organisaient. Sans être pauvres, il fallait néanmoins faire attention aux dépenses. Si les parents répétaient souvent “nous ne sommes pas Rothschild”, cette injonction à la tempérance obligée ne relevait cependant pas d’un univers de privation et de tristesse ; elle donnait plutôt lieu à une ingéniosité créative et souvent joyeuse.
Ainsi, les gens ne souffraient pas d’avoir à user leurs vêtements sans marques jusqu’à la corde ; ils pouvaient même rire de les retrouver en chiffons pour la poussière… Le narrateur et son jumeau dessinaient au verso des documents officiels que leur père ramenait de la banque ; à cette occasion sa mère lui a d’ailleurs appris “que l’art se pratique au dos du monde toujours. Et, que l’envers est l’endroit le plus précieux”.
Associé à l’époque où “le capitalisme n’avait pas encore tout conquis”, le mode de vie particulièrement sobre des grands-parents du narrateur le protégeait “avec ce peu qui était leur tout”. Mais tout a basculé avec leur mort et la chute du Mur de Berlin, ébranlant la portée rassurante de la “petite phrase” de sa mère “nous ne sommes pas nés heureux, nous avons appris à l’être”.

De la langue de l’enfance à l’écriture d’aujourd’hui

En remontant vers son enfance, Antoine Wauters fait donc une plongée dans le lexique d’avant la cassure, comprenant combien il est l’un des soubassements décisifs de son rapport à l’écriture. Il se souvient de la “joie toponymique” que les noms de village (Adzeux, Cicheux, Filot, Grand Bru, Ny…) suscitaient en lui alors qu’il n’avait jamais entendu parler de poésie. Il est ébloui par le sens artistique de sa mère qui nommait les toiles d’araignée des “toiles de maître”. Si à 18 ans, “ne jurant que par les Flamands et leurs villes qu’il apprenait à découvrir”, il s’est efforcé de se départir du parler de son village et des siens, aujourd’hui, il prend plaisir à renouer avec leur création langagière du quotidien : “avoir bon” ou “avoir bon de vivre” au lieu de “passer un bon moment”, “la gazette” pour le journal ou encore “paletot” pour cardigan. Avec délice, il réentend Mémé dire “passe-montagne”, “bégonias”, “poule aux macaronis” ou Nénène proposé “un verre de citronné” et non pas de limonade.
Antoine Wauters sait que la grandeur de ces mots de son enfance provient de ce qu’ils “n’attendaient rien, ne prenaient rien à personne, ne portaient d’ombre sur rien”. Ils se suffisaient à dire les choses de la vie, de sa propre enfance “remplie et de peine et de joie”.
Mais il sait aussi que depuis l’onde de choc de la chute du Mur et de “la fameuse réunification”, ces mots n’ont plus la valeur liée à leur singularité et leur expressivité localisée ; qu’ils sont en train d’être balayés par l’exigence de standardisation à l’échelle de la planète.
Et, en se les réappropriant, il ressent intensément l’ambivalence de sa démarche : d’un côté, son activité d’écrivain qui se nourrit de mots devenus “plus concrets que les choses” désignées et, de l’autre, la possibilité qu’elle lui offre “de se sentir peuplé” et de ne pas “partir mourir” chaque matin comme le faisait son père en se rendant à la banque.

Avec ses doutes, ses fulgurances et sa poésie, Le plus court chemin est une subtile et tendre, mais aussi parfois sombre et douloureuse, réflexion sur ce qui se joue lorsque l’on se met à écrire son enfance. Antoine Wauters parvient à trouver les mots justes et denses pour dire le manque et l’amour dont elle est immanquablement pétrie de même que ce qu’elle dépose en chacun à jamais.

Chroniqueuse : Eliane le Dantec

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