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Jean-Jacques Bavoux, Une brève histoire de la géographie : les représentations du monde d’Ulysse à Christophe Colomb, Armand Colin, 04/10/2023, 1 vol. (431 p.-16 pl.), 27,50€.

L’être humain est depuis toujours un géographe dans la mesure où il interagit en permanence avec son environnement. Jean-Jacques Bavoux, professeur émérite à l’Université de Bourgogne Franche-Comté l’affirme : “Homo geographicus naît avec Homo sapiens”. La géographie “étudie les interactions espace-société” mais comme toutes les sciences elle a connu de nombreuses évolutions en fonction des espaces et de la chronologie. C’est aussi dès le départ une science originale et complète tant elle se nourrit d’autres disciplines comme l’astronomie, l’ethnologie, la botanique, l’économie, l’histoire. Une brève histoire de la géographie est un ouvrage d’épistémologie dont l’ambition est justement de retracer ces évolutions depuis l’Antiquité jusqu’au XVe siècle. Jean-Jacques Bavoux nous fait d’abord voguer aux côtés d’Ulysse, archétype du mythique héros-voyageur, dont l’épopée n’est pas synonyme de rigueur scientifique. Son histoire de la géographie s’achève avec Christophe Colomb, dont le voyage de 1492 constitue une “immense mutation scalaire”, un élargissement inégalé de l’œkoumène du point de vue des Européens. Cette histoire de la géographie présente les connaissances et croyances de nombreuses civilisations méditerranéennes (Grecs, Romains, Phéniciens, Arabes) et les croise avec, entre autres, celles de l’Inde, la Chine, des Amérindiens ce qui décentre la traditionnelle vision européo-centrée du monde.

L’origine du monde

Le premier objectif de la géographie antique a été de comprendre la nature de notre Terre, son origine, sa forme et sa position dans l’univers. Chaque civilisation a ses propres mythes concernant ces questionnements. La lecture de cet ouvrage nous montre une forme d’universalisme entre différentes croyances de peuples pourtant éloignés les uns des autres : “de nombreuses cosmologies font reposer la Terre sur des animaux géants […]. Pour les Hindous ce sont quatre éléphants […]. Selon les Aztèques, le monde est posé sur le dos du crocodile-crapaud Cipactli”. Longtemps dépourvus d’instruments d’observation précis, les êtres humains ont expliqué des phénomènes naturels comme étant d’essence divine. Au Moyen-Âge, christianisme et islam réadaptent les théories aristotéliciennes et réaffirment avec fermeté la création par un mundi fabricator à l’image de la sourate 29, verset 20 du Coran. Les cosmogénèses tentent d’apporter un vernis de rationalité en proposant des calculs de l’âge de l’univers depuis Adam et Ève, tandis que des théologiens tentent de localiser le Paradis. La beauté des paysages est à l’époque d’ailleurs une preuve supplémentaire de l’essence divine du monde pour les éventuels suspicieux. Ainsi, Isidore de Séville indique au VIIe siècle : “de nos yeux de chairs, nous ne pouvons rien voir de plus beau que le monde.

L’émergence d’une science rationnelle

La géographie a très tôt l’ambition d’être une science. Mais la rationalité n’a pas toujours été de rigueur dans la mesure où les religions ont voulu la faire correspondre à leurs dogmes : “la religion lutte pied à pied contre tous ceux qui osent suggérer d’autres hypothèses“. Nous considérons souvent que Nicolas Copernic est le premier à remettre en cause le géocentrisme. Toutefois, certains penseurs ont eu très tôt des intuitions ou des observations plus rationnelles. Anaximandre considère notamment que la Terre est suspendue dans le vide selon une conception mécanique du monde. Certains pythagoriciens du Ve siècle avant notre ère proposent des théories héliocentriques à l’image de Philolaos. Au Moyen-Âge, des scientifiques arabes comme Ibn al-Haytham reprennent des textes védiques indiens du IXe siècle avant notre ère pour affirmer l’héliocentrisme. Nous retrouvons même la coexistence d’une double morphologie terrestre au cours des mêmes périodes. Les Mésopotamiens considèrent que la Terre est un disque plat. Cette théorie platiste est reprise dans bon nombre de textes fondateurs comme l’épopée homérique, la Bible et le Coran. Mais, les mathématiciens grecs, les géographes romains et même Gerbert d’Aurillac le pape Sylvestre II de l’An mille sont convaincus de la sphéricité de la planète. Jean-Jacques Bavoux clôture son ouvrage sur le constat d’un abandon très lent et progressif des superstitions y compris après la Renaissance et l’humanisme.

Dessiner la Terre dans l’Antiquité et au Moyen-Âge

Géographie signifie en grec littéralement dessiner (graphein) la terre (). Ce qui est observé est donc représenté. La cartographie est une pratique ancienne et répond à des besoins divers. Les découvertes récentes en Espagne au Moli del Salt d’une plaque de schiste gravée datant du XIVe millénaire avant notre ère font même reculer la chronologie des premières représentations cadastrales préalablement trouvées en Mésopotamie. Dans l’Antiquité, Phéniciens et Grecs cartographient l’œkoumène afin de voyager dans le bassin Méditerranéen. Ces cartes et mappemondes s’affinent et se précisent sous le prisme des progrès de la géométrie euclidienne et des voyages. Mais la cartographie peut aussi être au service d’une vision symbolique du monde. Au Moyen-Âge, les cartes T-O prédominent dans la mesure où elles corroborent la division du monde en trois continents partagés entre les trois fils de Noé (Sem pour l’Asie, Japhet pour l’Europe et Cham pour l’Afrique) avec pour centre la ville Sainte de Jérusalem. Les cartes ne se veulent pas réalistes dans la plupart des cas mais cela évolue à la fin du Moyen-Âge sous l’influence notamment des cartographes Abraham et Jehuda Cresques au service de Pierre IV d’Aragon. Ils réalisent l’Atlas catalan (1375), un magnifique portulan coloré empreint de réalisme et de finesse, dont des reproductions sont visibles au centre de l’ouvrage de Jean-Jacques Bavoux. Les terrae incognitae y sont volontairement laissées blanches en lieu et place des ornementations et bestiaires jusque-là choisis pour remplir les vides des cartes.

Une ouverture sur le monde ?

Faire de la géographie c’est aussi se confronter à l’altérité, celle d’autres contrées et d’autres cultures. Mais loin de visées purement humanistes, cette science a souvent été utilisée afin d’asseoir la domination de peuples sur d’autres selon le traditionnel gradient civilisation/barbarie. Dans ces théories, “le centre géométrique de l’œkoumène coïncide avec le cœur de la civilisation et de la spiritualité”. Les marges et confins sont donc peuplés de “sauvages”, parfois fantasmés comme de véritables monstres à l’image des géants et autres cyclopes des épopées grecques : “cet extraordinaire catalogue de malformations hideuses et de complexions anormales s’accompagne évidemment de perversions des mœurs, touchant la nourriture, l’habitat, l’organisation sociale, les pratiques religieuses”. Nous retrouvons ici la malheureuse dérive d’attribuer aux peuples des caractéristiques morphologiques et sociales en fonction des milieux physiques. Il faudra beaucoup de temps pour constater que l’Occident n’a pas le monopole de la civilisation et du progrès. Si Hérodote émet déjà des doutes sur l’existence de ces monstres, le genre des mirabilia (merveilles) connaît un vif succès notamment avec le récit de Marco Polo. Ici la crédibilité n’est pas recherchée car le marchand vénitien propose des visions emphatiques et idéales d’organisations urbaines et politiques lointaines.

Au final, Jean-Jacques Bavoux nous montre avec une extrême rigueur que tout est une question de représentations et que ces dernières ont été nombreuses au cours du temps et en fonction des civilisations. En douze chapitres, il parvient à dresser un tableau complet de ces évolutions. La lecture de son ouvrage est un excellent préalable pour qui veut comprendre la naissance de la géographie.

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Chroniqueuse : Marine Moulins

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