Quel beau livre que « Mahmoud ou la montée des eaux », qui rattache si intimement l’histoire d’un individu et d’un couple avec la tragédie d’un pays. Et quelle belle écriture qui se libère de toutes les contraintes pour lier l’intime à l’Histoire !
Antoine Wauters fut d’abord enseignant de lettres et de philosophie. Ses premiers ouvrages – tous parus chez aux éditions du Cheyne – furent des recueils de poésie, et un récit mêlant prose et poésie.
Enfin un premier roman « Nos mères » sort aux éditions Verdier en 2014. Très remarqué par la critique, il sera Cet ouvrage a reçu le prix « Première » de la RTBF 2014, ainsi qu’un « Prix Révélation » de la SGDL 2014.
À peine sorti en librairie, la presse est unanime à l’endroit de « Mahmoud ou la montée des eaux ». C’est un chef-d’œuvre !
Pour ce roman, Antoine Wauters a choisi un genre inhabituel, où le poème en prose alterne avec le poème en vers libres. Dix-huit courts chapitres aux titres empreints de douceur, de douleur ou de mélancolie pour dérouler l’histoire d’une vie, avec ses souvenirs, ses petits bonheurs et ses grands chagrins.
Roman bref, mais long poème destiné à être lu en scène. En témoignent quelques indications qui parsèment le texte, comme autant de didascalies discrètes, le plus souvent gestuelles.
Son personnage : un vieillard, que ronge un cancer cutané, revisite les étapes de son existence dans un impossible échange avec sa femme Sarah, l’absente assassinée. Mais, en filigrane se dessine la terrible histoire d’une Syrie dévastée par des guerres cruelles et sous la férule de gouvernants impitoyables.
Le décor : le lac el-Assad qui sert de retenue au gigantesque barrage de Tabqa. Érigé sur l’Euphrate sous les ordres du Président Hafez el-Assad, entre 1968 et 1973, il est « sa grande œuvre, la colonne vertébrale et le pilier de la transformation socialiste : un barrage immense, le plus grand qu’ait connu le Levant ». (p. 32)
Endommagé au cours de la guerre civile, et alors aux mains de l’État islamique, il menaçait de céder et d’engloutir une région où vivaient trois millions de personnes… (le danger ne fut écarté qu’en mars 2017 lorsqu’il fut repris par les Forces Démocratiques Syriennes.) Ses 610 km2 recouvrent aujourd’hui la région du monde où apparurent les premières cités ainsi que les premières formes de l’écriture et de l’agriculture.
Sur le lac dans sa barque, dans le lac où il s’immerge quotidiennement avec masque et tuba, ou près du lac dans la cabane où il poursuit sa vie solitaire, Mahmoud Elmachi revoit sa vie, indissociable de l’histoire de son pays.
Proscrit par le régime d’Hafez el-Assad pour avoir refusé un jour « d’être payé pour entretenir la corruption et l’ivresse de notre cher Président », jeune veuf de Leïla jamais oubliée, il a aussi assisté à l’engloutissement de son village natal, et de tout ce qui constituait alors ses racines. Il a connu à nouveau l’amour, a écrit des recueils de poèmes. Il a engendré… Il a vécu l’exil et le succès. Mais, sous le régime d’Hafez el-Assad toute dissidence se paie tôt ou tard…
À l’heure où certains de nos compatriotes osent crier à la dictature à la moindre injonction, il est bon que de belles voix s’élèvent pour redonner un sens à ce terme et dénoncer ce qui se passe dans les geôles de Syrie, où on torture, mutile et brise la vie des hommes.
Et quand le fils cadet Bachar, « l’ophtalmologue » façonné à l’occidentale, succède au père Assad, contre toutes attentes, les déceptions ne tarderont pas. L’échec du printemps arabe, violemment réprimé, emporte dans la tourmente les enfants devenus adultes.
Comme le mélanome qui grossit sur le bras de Mahmoud et stigmatise sa fin de vie, l’inexorable montée des eaux (4 cm par jour) semble la métaphore d’un mal qui accable la nature, dépouille et gangrène la vie du peuple syrien depuis des décennies.
En arrière-plan, la guerre fait rage avec son habituel cortège de misère, de meurtres et de viols…
De sa vie dévastée, Mahmoud recherche sous les eaux les souvenirs des « jours bleus », des jours heureux. Pour trouver l’oubli définitif dans les profondeurs de ce lac artificiel, il lui suffit de répondre au doux appel de Sarah martyrisée :
« Amour, dis-je.
Rentre avant la tombée du jour »
De son écriture libre et sonore, Antoine Wauters nous rappelle, en ces temps tourmentés, qu’il est un drame qu’on ne peut ignorer, celui des peuples que persécutent leurs propres dirigeants et des pays que les guerres accablent.
Christiane SISTAC
articles@marenostrum.pm
Wauters, Antoine, « Mahmoud ou La montée des eaux », Verdier, 26/08/2021, 1 vol. (130 p.), 15,20€ – Epub : 10,99€
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