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Parlant d’Arthur Cravan et de sa trajectoire d’étoile filante, Guy Debord parle de « désertion absolue ». Neveu d’Oscar Wilde, né « Fabian Avenarius Lloyd » à Lausanne un 22 mai 1887, Cravan cherche avec une rage toujours recommencée, sa vie durant, à se soustraite à un « monde insensé », un monde où « on est prisonnier », à crever ces baudruches d’arrogance qui gesticulent partout autour de lui. « Je ne veux pas me civiliser », écrit-il. Ses coups, il les assène du haut de son immense taille et du haut de son mépris le plus absolu pour cette scène parisienne ou les paons font la roue. Comme Jacques Rigaut, sous la plume de son biographe Jean-Luc Bitton, « sa volonté [est] de choquer, de renverser l’ordre des choses et des valeurs établies (qu’elles soient révolutionnaires ou conformistes), de se mettre délibérément du mauvais côté. » La suffisance des hommes, leur ridicule et quelles que soient les postures adoptées, légitiment ces actions d’éclat, de sabotage, d’insolence caractérisée par lesquelles son existence s’accomplit comme les rounds d’un combat. Il est d’ailleurs boxeur, catégorie mi-lourd, n’hésite pas à défier les colosses de la discipline comme l’Américain Jack Johnson à Barcelone le 26 avril 1916, aime à élargir les dimensions du ring à la scène artistique et littéraire de son temps, infligeant à ses « adversaires » de sérieuses déculottées, désormais fugitif et par les polices de la bienséance, partout traqué. « Moi à qui il suffit d’un air de violon pour me donner la rage de vivre ; moi qui pourrais me tuer de plaisir ; mourir d’amour pour toutes les femmes ; qui pleure toutes les villes, je suis ici parce que la vie n’a pas de solution. » Dans la revue « Maintenant » où il publie ces lignes, revue qu’il a créée et dont il est l’unique rédacteur, il lui arrive d’ailleurs de signer certains de ses pamphlets ou éreintements sous le nom d’Archinard qui, comme Marc Dachy l’a fait remarquer, est l’anagramme phonétique d’anarchie. À force d’extravagances dadaïstes avant la lettre, refus inaugural de participer à des jeux si médiocres, Cravan est devenu le « héros absolu de la subversion culturelle ». Refusant toute forme d’assignation à résidence, il s’est laissé malgré tout prendre en otage par sa propre légende.

Le mérite de ce volume pensé par Rémy Ricordeau est, comme on le dirait d’un soin énergétique, de refaire circuler le fluide de la vie sauvage dans le corps immense d’Arthur Cravan – 1m95 tout de même ! -, de le libérer des fers dans lesquels il s’est lui-même jeté. Cette mise à sac systématique des valeurs d’une société bourgeoise avec ses arts et ses lettres galantes, si elle était une fin en soi aurait laissé un goût amer avec, sorte de bouquet final, la disparition de cet Érostrate des temps modernes dans l’isthme de Tehuantepec au Mexique au début du mois de novembre 1918. Chez Cravan, faire place nette s’entend en réalité comme préambule à la possibilité de vivre ce pour quoi il se sent d’abord doué, de toute éternité, à savoir, comme le dit Annie Le Brun dans sa postface, cette aptitude de « réinventer l’amour », autrement dit de le débarrasser de tous ces oripeaux sous lesquels, là encore, l’amour perd son âme et meurt. « Au-delà de déserter toute la gesticulation sociale, il s’agit d’accéder à la « vraie vie » qui se confond pour Cravan avec le projet de « réinventer l’amour », ici et maintenant. » Pour se distancer le plus possible de ce monde impossible, « il n’est à ses yeux que l’amour, non tel qu’il le conçoit mais tel qu’il le perçoit comme sensation de l’infini permettant de rejoindre le jaillissement de la vie sous toutes ses formes. » Deux correspondances nous sont offertes, contemporaines l’une de l’autre, nées à un mois de distance, avril et mai 1917, correspondances adressées à des femmes qui incarnent aux yeux de Cravan « le risque d’affronter au grand jour l’aveuglante lumière de l’amour » (Annie Le Brun). D’abord et surtout Mina Loy rencontrée à New York lors d’un bal costumé organisé par Marcel Duchamp pour le lancement de son éphémère revue « The Blind Man », peintre et poétesse adulée par les avant-gardes pour l’audace et la modernité de ses engagements, son existence libre, sa rébellion qui la fait suivre les penchants de son cœur, toujours. Lui vient d’avoir 30 ans, elle en aura 35 en décembre. Passion foudre immédiate, sentiment qu’ils sont l’un pour l’autre des « âmes sœurs », correspondance incendiaire dès que la vie les sépare quelques jours, et la vie les sépare, en effet, d’abord lorsque Cravan doit fuir pour échapper à la conscription, ensuite lorsque, décidé à gagner l’Argentine, il disparaît au large des côtes du Mexique où elle a fini par le rejoindre et où ils se sont mariés. « Je ne déplore pas trop la mort, écrira Mina à la mère de Fabian. Le grand chagrin c’est qu’il ne vive plus. Je sais que ma véritable vie a sombré avec mon mari dans le Pacifique. »

Correspondance d’autant plus poignante qu’elle est mise en regard ici, pour la première fois, d’une autre insurrection au cœur de Lloyd lorsqu’il fait, un mois avant de rencontrer Mina, dans le salon de Louise et Walter Arensberg, à New York, la connaissance de Sophie Treadwell, journaliste et correspondante de guerre, bientôt dramaturge à succès. Brève aventure très tôt empêchée par le départ de Sophie pour la côte ouest et immédiate supplique de Cravan afin que la rencontre enfante la rencontre, comme la vague la vague, dépendance à celle qui paraît ne pas avoir voulu laisser à son amant européen de trop grand espoir mais qu’elle n’a pas réussi à décourager. Et lorsque Mina entre dans sa vie pour la transfigurer, Cravan n’en poursuit pas moins Sophie de ses assauts. L’amour est un état ; lorsqu’on l’atteint, ses rayons dardent jusqu’au couchant, jusqu’à la mer et au-delà de la mer. Même l’eau ne les émousse pas ni ne les éteint. Restent donc les lettres à Sophie et à Mina qui disent quelque chose de ce « sauvage amour courtois » (Annie Le Brun) que Cravan leur a voué ; reste aussi ce « Prosopoème » par lequel s’achève ce précieux volume, recueil d’images mentales et de colères que le poète a laissées après lui, dispersées et flottant sur l’immensité de la mer : « La vie ne vaut pas la peine d’être vécue, mais je vaux la peine de vivre. »

Jean-Philippe de TONNAC
contact@marenostrum.pm

Ricordeau, Remy, « Arthur Cravan : la terreur des fauves » – postface d’Annie Le Brun, L’Echappée, 05/02/2021, 1 vol. (237 p.),18,00€

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