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Donatella Di Pietrantonio, Borgo Sud, traduit de l’italien par Laura Brignon, Albin Michel, 04/01/2023, 1 vol. (247 p.), 20,90€.

Le précédent roman de Donatella di Pietrantonio, La revenue, (I arminuta, en dialecte des Abruzzes), couronné du prix Super Campiello 2017, racontait l’histoire d’une jeune fille de 13 ans, retournée vivre dans sa famille biologique, pauvre et fruste, après avoir été chérie et choyée, et ses retrouvailles avec son frère Vincenzo et sa sœur Adriana.
Borgo Sud, finaliste du prix Strega 2021, se centre sur la narratrice, qui, devenue adulte, a épousé Piero, puis divorcé. Professeur à l’université de Grenoble, elle reçoit un appel téléphonique qui la force à revenir dans sa région d’origine. Ses souvenirs défilent, en particulier le jour où Adriana, alors jeune maman, est venue, un soir, frapper à sa porte. Que s’est-il passé ? Et pourquoi l’héroïne retourne-t-elle dans la région qu’elle a fuie ?

Les relations entre sœurs

Avec une grande finesse psychologique, l’auteur analyse les sentiments de deux sœurs que tout oppose. D’un côté la narratrice, dont on ignore le prénom, comme l’héroïne de Rebecca, de Daphné du Maurier. Elle a reçu une éducation bourgeoise, avant de revenir dans son milieu d’origine, par rapport auquel elle se sent décalée. Adriana, en revanche, se trouve totalement intégrée à Borgo Sud qu’elle n’imagine pas quitter, malgré les propositions de sa sœur pour lui trouver un appartement plus confortable. Elle s’est avérée incapable d’étudier et exploite un foodtruck en cuisinant du poisson qu’elle achète aux pêcheurs. Elle exploite souvent les autres, achetant des vêtements de luxe qu’elle fait payer par sa sœur, ou en se servant du nom de famille du mari de celle-ci, pour s’offrir des choses à crédit. Pleine de vie, indiscrète, impétueuse, elle ne cesse de perturber son univers bien rangé. C’est une gitane, sauvage et pleine de vie, qui ramène la narratrice, toujours plongée dans ses livres, à la dimension concrète de l’existence.

Quand Adriana est venue se réfugier chez moi, via Zara, avec lui tout petit et un sac, elle avait emporté très peu de choses, dans son départ précipité. Quelques couches, une tétine et un éléphant en peluche. C’est à cette époque que j’ai commencé à acheter de la nourriture et des habits à Vincenzo.

Contrairement à elle, Adriana a souffert toute son enfance de la précarité. Sa conception de l’existence s’apparente à la survie. Leurs relations s’avèrent aussi orageuses qu’épuisants pour la narratrice, mais, en dépit de leurs différences, une profonde tendresse unit les deux sœurs.

Des vies de solitude

Pourtant, toutes deux ont un point commun, une vie conjugale désastreuse, bien que ce soit pour des raisons différentes. Un de leurs frères est mort, les autres vivent ailleurs. Leur père est un pêcheur macho, et leurs conjoints respectifs se révèlent aussi décevants l’un que l’autre. Les absences, les silences et les manques de Piero, l’ex-mari de la narratrice, qui avait tout du gendre idéal, dissimulent un lourd secret.

Je suis tombée amoureuse de Piero à l’âge de vingt-cinq ans, pas si jeune, mais j’en savais si peu sur mon compte. Certains dimanches d’hiver, lui et moi n’avions pas envie de nous lever du canapé pour sortir nous promener en ville. Nos solitudes accolées nous réchauffaient jusqu’aux os.

Quant à Rafael, le père de Vicenzo et l’amoureux d’Adriana, ancien pêcheur en voie de clochardisation, il entretient avec elle une relation aussi passionnée que pathologique, sans aucune stabilité. Ses frustrations s’expriment par la violence et les coups. Elles ont aussi une relation conflictuelle avec leur mère. Peu bavarde, celle-ci s’exprime plus facilement par les gestes que par les mots. Si aucune complicité ne l’unit à la narratrice, elle cuisine pourtant ses plats préférés quand elle vient. Imprévisible, elle reste le plus souvent fermée.

Un monde âpre et dur

Ce roman de l’intimité n’exclut pas la dimension sociologique. Le livre raconte la vie rude des pêcheurs et de leur famille. La ville de Grenoble, où l’héroïne trouve refuge, offre un contraste fort avec sa région, et son quartier de Pescara apparaît très différent du reste de la cité. Le livre s’ancre dans des lieux précis. Cette vision d’une ville du Sud fait songer, par certains côtés, à L’amie prodigieuse d’Elena Ferrante. Ici, la relation entre deux sœurs rappelle celle, amicale, du roman ayant pour cadre un quartier pauvre de Naples. On retrouve les mêmes difficultés entre Adriana et la narratrice qu’entre Lila et Lenu. L’une parvient à s’échapper de son quartier et sa vie misérable par les études et un mariage qui ne tiendra pas, l’autre reste fermement ancrée dans son milieu d’origine.

Elle l’a toujours défendu, justifié, couvert par son silence. Bien des fois, Rafael a fui ses dettes, et les créanciers s’adressaient à elle. Elle m’a parlé de leurs menaces et de leurs embuscades il y a quelques années seulement, et je ne sais pas si elle m’a tout dit. La nuit où elle s’est enfuie du Borgo, Santino le Borgo lui avait coupé une mèche de cheveux avec une lame de couteau, celle-là même qui lui avait caressé le cou juste avant.

La vision du sud de l’Italie reste conforme à certains clichés concernant le Mezzogiorno, avec une misère souvent décrite par les écrivains, Carlo Levi ou Leonardo Sciascia, et qu’exploitent aujourd’hui certains politiques à visée séparatiste. Viola Ardone elle aussi décrit et dénonce dans Le choix la condition des femmes siciliennes dans les années 1960.

Un roman très visuel

Des images fortes, parfois violentes, se dégagent de ce livre, au style alerte, vif, dynamique, qui s’ouvre sur l’image d’un orage dispersant les invités d’une fête, et la chute d’une gouttière qui blesse la jeune femme. Du sang coule de sa joue sur sa robe et forme une tache indélébile :

Des années après, Adriana et moi avons retrouvé cette robe parmi les vêtements que je ne portais plus, une légère auréole de sang était restée sur le tissu. C’était un signe, a-t-elle déclaré en l’agitant devant mes yeux.

Cette réinterprétation d’un incident pas forcément banal pour autant, relève d’une forme de pensée magique, comme celle qui pousse leur mère à maudire Adriana, puis à tenter de lever la malédiction depuis son lit de mort. En même temps, le choix de reproduire le dialecte des personnages du quartier, comme Rafael ou Adriana, dans la version d’origine, comme le fait Andrea Camilleri pour les enquêtes de Montalbano, ce que ne restitue pas la traduction, par ailleurs très réussie, confère au récit une couleur une authenticité et un réalisme encore plus grands. Ici, la différence de condition est seulement attestée par un langage un peu plus familier. En revanche, on sent toutes les odeurs et les saveurs du sud, lorsqu’Adriana fait frire du poisson, ou lorsque leur mère improvise un repas :

Puis elle est revenue à la cuisine, en un tournemain elle a assaisonné les poivrons : huile et sel, ail et persil haché. Enlève-moi ce chapeau et coupe du pain, a-t-elle dit sans se tourner vers Adriana.

À l’opposé, la description de la maison qu’Adriana a fuie à la hâte avec ses aliments pourris et sa viande couverte d’asticots, contraste avec la pureté immaculée et un peu insipide du lait que boivent Piero et la narratrice, symbolisant la différence de leur rapport à la vie et la réalité.

Un émouvant roman intimiste qui montre la complexité des relations humaines et l’impact du milieu social. La délicate description de deux figures féminines, dans un contexte âpre et violent, la mise en évidence du temps et des secrets, font la force de ce récit très prenant.

Image de Chroniqueuse : Marion Poirson -Dechonne

Chroniqueuse : Marion Poirson -Dechonne

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