Au cours de l’été 2015, Meike Ziervogel, fondatrice de la maison d’édition indépendante « Peirene Press », lance un appel à projets de livres sur le thème : la crise des réfugiés. La proposition retenue fut celle du duo d’écrivaines résidant à Londres, Olúmìdé Pópóọlá et Annie Holmes.
Olúmìdé, d’origine germano-nigériane a déjà à son actif une œuvre engagée. Annie, autrice, productrice et réalisatrice connaît bien l’Afrique pour y avoir longtemps vécu. Pendant l’hiver 2015/2016, elles vont se rendre au camp de Calais afin de recueillir des récits et des témoignages de migrants et de bénévoles.
De leurs regards croisés, et de l’union de leurs forces créatives sortira, fin 2016, « Breach », recueil de textes de fiction, puissamment inspirés par une réalité que notre société s’obstine à ignorer : celle de femmes et d’hommes échoués, après de terribles périples, dans ce qu’on appelle la « jungle » de Calais. Une réalité qui est celle de l’accueil comme de l’immigration.
« Breach » rencontre un beau succès critique, notamment pour « The Guardian » qui y voit une : « fiction fine et pleine de suspense, issue de vies humaines in extremis ». Traduit par Étienne Gomez, il paraît en France en mai 2021. La photographie de Bruno Serralongue, illustrant la première de couverture, résume toutes les détresses et tous les espoirs : un homme, seul, derrière la glissière d’une autoroute, regarde passer un camion frigorifique. Il est à l’accès du terminal transmanche.
Il est compliqué de revenir sur l’historique mouvementé de cette zone d’habitats précaires, de bidonvilles et de camps, destinée à l’origine à accueillir les migrants en attente de passage pour l’Angleterre. Ce terrain, appartenant à la ville de Calais, désigné sous le nom « la lande », devient vite « la jungle ». Le terme a une connotation de sauvagerie et de dangerosité. Son extension finit par recouvrir, entre Calais, Coquelles et Sangatte, tout le littoral de la Manche avec la succession de flux migratoires liés aux différentes crises géopolitiques et économiques de l’Afrique et du Moyen Orient.
Objet de nombreuses décisions de justice et d’opérations policières musclées, la jungle est démantelée en octobre 2016. Ses 8 000 occupants sont dispersés sur le territoire français.
On en retrouve plus de 2 000 au cœur de Paris. Quelques centaines survivent, à proximité de Calais, dans de petits camps précaires, vite détruits par la police et aussitôt reconstruits plus loin.
Parallèlement, un mur anti-migrants financé par l’Angleterre complique toute tentative de passage et en accroît les périls.
On a, en mémoire, la fin tragique de Bilal, adolescent irakien, tentant de traverser la Manche à la nage dans le film « Welcome » de Philippe Lioret.
De ce que fut la jungle de Calais avant 2016, Olúmìdé Pópóọlá et Annie Holmes, dressent un tableau saisissant à travers huit textes d’inégales longueurs. Ils ont des titres énigmatiques qui finissent par prendre sens. Chaque texte, dans une diversité de points de vue et de style, sensibles, parfois même poétiques, constitue l’élément d’un puzzle. L’ensemble donne de la jungle une image autrement complexe et complète, que celle présentée par les actualités de l’époque.
C’est quoi la jungle, Madame ?
– Une forêt dense, avec des lianes et des fourrés, des oiseaux et des animaux.
– Une jungle, c’est un endroit seulement pour les animaux. Et le camp, c’est une jungle, Madame. Je vous le dis.
Ce bref dialogue extrait du texte « Enquête » exprime les appréhensions d’un jeune migrant. Certes, on peut être « terrifié par la saleté, les tentes, les robinets à partager avec la foule et l’odeur affreuse des toilettes » (p78). Mais ceux qui ont échappé aux camps du Darfour y verront un « paradis ». Lieu dangereux, pour les mineurs et pour les femmes, proies faciles et convoitées, dont le corps est monnaie d’échange depuis le départ du pays d’origine. Mais on y trouve aussi « des boutiques et des cafés, des familles, une église », une école, un hôpital en planches, dans la précarité, comme un semblant de normalité. Car, dans ce lieu de transit où ils sont en attente d’un « ailleurs fantasmé », de toute façon meilleur que ce qu’ils ont connu, les réfugiés ont tenté de se créer des lieux de rencontres et d’échanges.
On s’y souvient de ceux qui sont partis et qu’on a perdus en route. « Ces thèmes résonnent, les souvenirs, le destin, tout ce qui les a amenés ici. Surtout lorsque l’attente pèse dans le moindre mot. L’exil. »
Le précieux téléphone permet de garder un contact avec le pays d’origine, quitte à mentir à ceux qui attendent, là-bas, qu’on leur porte secours. Et dans les tentes, entre les allées boueuses, on partage le thé avec le voisin ou l’hôte de passage.
Comment nier le travail des associations, qui inlassablement trient les vêtements collectés, distribuent des repas chauds, organisent des cours d’anglais ou des concerts ?
Comment fermer les yeux sur les liens qui se tissent parfois entre un réfugié et une bénévole ?
En 2008, dans « À l’abri de rien » d’Olivier Adam, Marie, son personnage, essaye de donner un sens à sa vie en apportant son aide jusqu’à en oublier les siens… « Tendre la main » dans « Brèches » peut prendre des sens multiples.
Olúmìdé Pópóọlá et Annie Holmes sont allées à la rencontre de ces oubliés du monde et partagé leur quotidien. Elles ont vu et entendu la détresse des migrants avec attention et empathie.
Elles ont mesuré aussi l’hostilité sourde ou manifeste suscitée par leur présence sur le sol français, et même les sentiments contradictoires de certains aidants. Désir de secourir mais crainte de l’illégalité.
Il a fallu attendre l’avis du Conseil constitutionnel du 6 juillet 2018 pour considérer la fraternité comme un principe dont découle : « la liberté d’aider autrui dans un but humanitaire, sans considération de la régularité de son séjour sur le territoire national. «
Au-delà de l’aspect fictionnel, Olúmìdé Pópóọlá et Annie Holmes fournissent un remarquable travail d’investigation sur une situation que le démantèlement de la jungle n’a toujours pas réglé.
Les phénomènes migratoires vont s’accentuer au cours des décennies à venir. Comme « Des oranges à vau l’eau », des individus et des familles de plus en plus nombreux, seront jetés sur les routes de l’exil à cause des conflits ou des changements climatiques.
Alors, « Brèches », pousse un cri d’alerte : comment s’y préparer et comment accueillir dignement nos frères humains ?
Christiane SISTAC
contact@marenostrum.pm
Pópóọlá, Olúmìdé & Holmes, Annie, « Brèches », traduit de l’anglais par Etienne Gomez, Belleville éditions, 06/05/2021, 1 vol. (158 p.), 19,00€
Retrouvez cet ouvrage chez votre LIBRAIRE près de chez vous ou sur le site de L’ÉDITEUR
Faire un don
Vos dons nous permettent de faire vivre les libraires indépendants ! Tous les livres financés par l’association seront offerts, en retour, à des associations ou aux médiathèques de nos villages. Les sommes récoltées permettent en plus de garantir l’indépendance de nos chroniques et un site sans publicité.