« Si j’avais quelque jeune disciple à former, je me contenterais probablement de lui murmurer ces seuls mots : sensible, s’acharner à être sensible, infiniment sensible, infiniment réceptif. Toujours en état d’osmose. Arriver à n’avoir plus besoin de regarder pour voir. Discerner le murmure des mémoires, le murmure de l’herbe, le murmure des gonds, le murmure des morts. Écrire, c’est savoir dérober des secrets qu’il faut encore savoir transformer en diamants. » Cette citation, que nous empruntons à Léon-Paul Fargue (1876-1947), définit à merveille le travail de Jonathan Siksou, à nos yeux le seul écrivain digne d’être élevé au rang de disciple du « Piéton de Paris » qui – nuit et jour durant l’entre-deux-guerres – arpentait une capitale peuplée de fantômes et de souvenirs.
« Capitale » n’est pas l’ouvrage pesant d’un historien, flanqué de dates, de généalogies ou d’une multitude de noms que nous oublions aussitôt en tournant les pages. Il faut lire « Capitale » le regard empli de merveilleux ou d’effroi, tout en murmurant le cri de l’ambitieux balzacien des hauteurs du Père Lachaise : « À nous deux Paris », dont Albert Fournier, en 1952, écrivit qu’elle était : « la seule ville au monde où l’on peut se passer de bonheur ». (p 69.) Je rajouterai volontiers que l’on meurt de Paris, comme d’un poison pris à petites doses.
Quatre chapitres – « Voir détruire » ; « Voir mourir » ; « Ne plus voir » ; « Ne plus savoir » – nous restituent ce Paris méconnu et disparu, avec son aspect dantesque ; ce Paris avec ses soirs de pluie et de spleen ; ce Paris avec ses morts et leurs plaintes incessantes que la nuit n’éteint pas. Ce Paris que l’auteur n’a pourtant pas connu, mais qu’il nous restitue avec le talent du grand poète et romancier de Paname : Francis Carco arrivant à Montmartre en 1909 un soir de neige, avec la cigarette au bord des lèvres. On le retrouve enfin, ce vieux Paris, avec le labyrinthe des ruelles infectes débordant d’ordures et qui s’embrouillent autour des Halles ; avec les ailes décharnées du vieux Moulin de la Galette qui semble régner sur la plus belle des villes ; avec les tours de Notre-Dame qui s’élèvent dans le ciel décoloré des dernières pluies ; avec la Seine qui tournoie dans l’ombre, et dont les ponts éclairés projettent dans l’eau noire de longues traînées lumineuses, troublées par un remorqueur jetant des cris de bête effrayée ; avec les allumeurs de réverbères et des becs de gaz qui se fondent dans la nébuleuse du matin. Qu’il est bon, en tournant les pages de « Capitale », de retrouver – un temps – le Paris de Gérard de Nerval, de Charles Baudelaire, de Roland Dorgelès, de Pierre Mac-Orlan, de Max Jacob rentrant d’une veillée de plaisirs, avant que ne déferle la fournaise humaine, la marée montante en éveil, avec ses bruits terribles d’activités croissantes et de vie colossale. En lisant « Capitale », on perçoit le bruit lointain des tramways qui jettent leur premier coup de trompette dans la torpeur du matin et – d’un seul coup – la circulation brutale d’hommes, de chevaux, de voitures de maraîchers et de laitiers, de fiacres, vous obligeant à chercher refuge dans un bistrot déjà pris d’assaut par des ouvriers faméliques, afin de ne pas être broyé contre les trottoirs. Un siècle après Léon-Paul Fargue, on retrouve ce Paris dans les pas du nostalgique Jonathan Siksou.
Nonobstant, l’auteur ne trace pas qu’un portrait idyllique de la capitale. Il nous révèle que – dès ses origines – Paris fut une ville de supplices et de massacres. « Voir Mourir » est le chapitre à la fois le plus surprenant, et à mes yeux le plus réussi :
Il fut toujours offert aux Parisiens de mourir dans leur ville, fiévreux dans un lit, poignardés en pleine rue ou torturés sur un échafaud. » (p 75.) « À cela s’ajoute une constante au fil des siècles. Pour manifester leur mécontentement, les Parisiens ont toujours renversé des pierres ou fait couler le sang, jamais les deux à la fois – dans une même proportion. La Commune de 1871, avec ses monceaux de cadavres et de maisons calcinées, demeure l’exception de la règle. » (p 20.)
L’auteur insiste particulièrement sur l’épisode tragique de la Terreur, avec ses scènes d’hystérie, de cannibalisme, de voyeurisme, et de barbarie. Le peuple de Paris fut à l’image de tous les peuples qui – pourtant délivré de leurs cornacs – n’en continuèrent que davantage à s’entre-massacrer. Paris demeure une ville où les murs ont une mémoire, car les hommes en manquent et, plus qu’ailleurs, on y flagelle une fille ou un fils avec la faute de leur père. On sent la tristesse des Parisiens suppliciés sur certains murs de Paris, suant comme sur un front. Sous la plume de Jonathan Siksou, Paris démontre ce qu’il y a de plus stupéfiant dans l’homme : la hauteur toujours accrue de son génie, conjuguée à la profondeur sans cesse creusée de son imbécillité. Un exemple ? Le 30 août 1914, Paris a été la première ville au monde à subir un bombardement :
Les Parisiens sont davantage dominés par la curiosité que par un sentiment de frayeur. Ils sortent armés de jumelles et s’installent sur les bancs des squares et des boulevards pour attendre les assaillants. On fait même mieux ! Les points élevés de Paris sont envahis et, sur la Butte Montmartre, on loue des chaises et des longues-vues pour attendre dans l’apparition dans le ciel des Taubes quotidiens.
(p 54 – citation de l’historien de la guerre aérienne Jean Hallade)
Mais – sous la plume talentueuse de Jonathan Siksou –, la capitale n’est pas que mal, injustice, tyrannie ou douleur. Il sait nous la décrire avec son air léger, avec ses trottoirs lisses et argentés de soleil, avec ses lumineuses perspectives tracées par le Baron Haussmann qui a permis de lui offrir une clarté immense. Paris est aussi la capitale du droit, de la liberté, de la lumière et de la joie.
Comme Léon-Paul Fargue, dont il est assurément le plus digne héritier, Jonathan Siksou aime et possède Paris. Il n’y a de réel amour que celui qui, avant, pendant et après l’œuvre de chair, occupe l’âme. Il faut donc impérieusement lire « Capitale ». Fourmillant d’anecdotes, il est l’un des ouvrages les plus réussis sur l’âme de Paris.
Siksou, Jonathan, « Capitale », Le Cerf, 26/08/2021, 1 vol. 296p, 20€
Jean-Jacques BEDU
articles@marenostrum.pm
Retrouver cet ouvrage chez votre LIBRAIRE indépendant et sur le site de L’ÉDITEUR
Faire un don
Vos dons nous permettent de faire vivre les libraires indépendants ! Tous les livres financés par l’association seront offerts, en retour, à des associations ou aux médiathèques de nos villages. Les sommes récoltées permettent en plus de garantir l’indépendance de nos chroniques et un site sans publicité.