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Cécile Holdban, Premières à éclairer la nuit, Arléa, 04/01/2024, 1 vol. (207 p.), 21€.

L’écrivain vit avec ses fantômes, esprits, alliés, comme on voudra les nommer. Par devoir de transmission, par exercice d’admiration, ces fantômes sont souvent des écrivains eux-mêmes, peut-être des poètes et donc des compagnons, des compagnes et donc des maîtres. Si l’écrivain a de plus prêté sa voix pour faire entendre la leur, s’il les a traduits, en d’autres mots, se crée alors une manière d’égrégore au sein duquel l’écrivain prend naturellement sa place. Née du mariage de deux langues, le français et le hongrois, éprise de poétesses européennes dont elle évoque les “présences” persistantes et stimulantes, poétesses qu’elle a parfois traduites, Cécile A. Holdban, poétesse elle-même, s’est proposée de nous les présenter comme on présente les membres d’une famille que la mort n’a pas défaite, bien au contraire. Intention louable et précieuse puisque le chant de ces femmes compte parmi les plus intenses et bouleversants de la poésie contemporaine.

Pour les convoquer, elle a choisi de leur prêter sa voix et de nous les faire entendre. Ce sont quinze lettres que l’auteure imagine que ces femmes auraient pu adresser à une sœur, à une mère ou un père, à une ou un ami, à un fils, à une ou un amant, lettres qu’on éprouve parfois le besoin d’écrire pour apercevoir sa vie d’un peu plus haut et prendre un cœur aimé à témoin ; le dispositif est ingénieux qui nous fait participer de manière la plus intime de ces existences que le drame traverse, arrêtées souvent en plein vol. Le procédé aurait pu faire craindre que la voix de l’auteure qu’elle prête à Anna Akhmatova, à Anne Sexton, à Forrough Farrokhzad, mais encore à Marina Tsvetaëva, à Gabriela Mistral, etc., finisse par niveler ces figures, par les unifier au point d’en faire disparaître les singularités criantes. Il n’en est rien. En quelques traits de pinceau, Cécile A. Holdban campe une excentricité, une incandescence, une révolte. Écrasées comme les femmes sont écrasées par la suffisance masculine, écrasées au carré puisqu’elles ont refusé qu’on les écrase, ces femmes ont réussi, au prix d’un courage dont nous n’avons pas idée, à émerger du silence. Et de quelle manière ! Alejandra Pizarnik :

Quand s’envole le toit de la maison du langage et que les mots n’abritent plus, je parle.

Elles ont en commun d’avoir vécu et survécu quelques années durant dans un siècle assassin, assassin comme aucun siècle ne le fut, le vingtième si on est chrétien, le millionième si on est une étoile, d’avoir fait entendre des voix dissonantes, d’avoir redonné espoir à celles qui n’ont connu du monde que les outrages et qu’on continue à faire taire.

Les quinze poétesses qui ont inspiré ce livre avaient autant traversé l’Histoire qu’elles avaient été traversé par elle. Le corps de la femme, soumis au caractère cyclique du temps, le temps naturel, a heurté de plein fouet le temps linéaire de la vision de l’Histoire, assujettie à la téléologie tant chrétienne qu’hégélienne. Mais peut-être ont-elles eu, pour la première fois, voix au chapitre. Témoins des grands drames qui sont les marqueurs du XXe siècle – qu’ils aient nom la terreur stalinienne, la Shoah, l’apartheid ou le fondamentalisme religieux -, elles en ont laissé une version différente, plus aiguë, plus déchirante, transcendée par un élan vital porté à ébullition.

En refermant ce livre, le lecteur a le cœur serré. Dans un monde où la violence est la loi partagée, n’a-t-on pas l’impression que naître femme équivaut à une double peine – triple si on est affublé à sa naissance du don de poésie. Pour toutes ces femmes rebelles, il n’était alors que de repousser l’échéance de quelque vers, d’un recueil, de faire assaut, de faire scandale en sachant que la mort arrivera un jour un printemps submergé par les vagues de lumière.” (Forough Farrokhzad).

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Chroniqueur : Jean-Philippe de Tonnac

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