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George Orwell, Une bonne tasse de thé : et autres textes, textes choisis, traduits de l’anglais, préfacés et annotés par Nicolas Waquet, Rivages, 24/01/2024, 1 vol. (133 p.), 8€.

Pour ceux qui connaissent La ferme des animaux et 1984, ce recueil de 11 articles, publiés entre 1936 et 1948, constitue une agréable surprise. Qu’on ne se fie pas au titre du premier texte, Une bonne tasse de thé, d’apparence légère et futile. Il n’est point besoin de savoir lire entre les lignes pour comprendre la gravité du propos de l’auteur.

L’art de vivre à l’anglaise

Si le thème de Une bonne tasse de thé, qui ouvre le recueil, pourrait nous égarer, la fin du texte, comme celui consacré à la cuisine anglaise, nous renvoie à la sombre réalité de la guerre. La menace qui pèse sur le pays et ses valeurs profondes s’incarne dans les restrictions d’un produit national, le thé. George Orwell commence par énoncer les onze règles qui, selon lui, permettent de réaliser une tasse parfaite : choix de l’origine du thé, de la théière, préparatifs, etc. Dès la deuxième page se profile toutefois le spectre de la guerre que le thé, boisson réconfortante par excellence, vise à écarter, mais qui se trouve également touché par la pénurie, car l’auteur l’apprécie très corsé :

En période de rationnement, ce n’est pas quelque chose que l’on peut faire tous les jours, mais je maintiens qu’une tasse de thé bien fort vaut mieux que vingt tasses de thé léger. Tous les vrais amateurs de thé non seulement l’aiment bien fort, mais l’aiment chaque année un peu plus fort, c'est un fait dont témoigne la ration supplémentaire allouée aux vieux retraités.

En touches délicates, l’auteur, sous l’aspect de règles concernant la cérémonie du thé, revisitée sur le mode british, brosse le portrait d’un pays bouleversé. On retrouve cette dimension dans Défense de la cuisine anglaise, un art culinaire vivement critiqué par les étrangers auxquels l’auteur tient à répondre. Bien avant Hitchcock, traitant avec humour dans son film Frenzy de la cuisine française, pour manifester la supériorité de celle d’Outre-Manche, George Orwell énumère, avec gourmandise, les divers mets que l’on ne trouvait à l’époque que dans son pays, kippers, Yorkshire pudding, muffins, sablés au safran, sauce à la menthe, fromages, etc. L’énumération de ces délices masque en réalité un autre enjeu. Le pays souffre de la faim, et l’imaginaire culinaire en constitue le corollaire : “Pour le moment, on ne peut pas y faire grand-chose, mais tôt ou tard le rationnement prendra fin et alors notre cuisine nationale renaîtra.” Une autre nouvelle, le Moon Under Water, nous décrit son pub idéal, “où l’on déjeune de plats copieux et savoureux”, arrosés de stout. Un pub à l’atmosphère feutrée, dont la décoration victorienne est réchauffée d’un feu de cheminée.

La guerre en filigrane

La guerre, bien présente dans ces textes d’apparence anodins, ressurgit dans un article qui glose sur l’esprit sportif, dont le prétexte lui est fourni par le départ de l’équipe Dynamo. Cette fois, aucun effet moratoire ni digression, le propos apparaît clair et direct :

Maintenant que la visite éclair de l’équipe de football du Dynamo est terminée, il est possible de dire tout haut ce que bien des gens sensés pensaient tout bas avant même qu’elle n’arrive : le sport est une source intarissable d’hostilité, et si une visite comme celle-là a eu quelque effet sur les relations anglo-soviétiques, ce ne pouvait être que de les dégrader un peu plus.

Cette tournée du club russe n’a fait qu’attiser l’antagonisme entre les deux camps. Pour étayer sa thèse, Orwell se réfère aux tristement célèbres Jeux Olympiques de 1936, puis regrette que les sports de son époque soient presque tous tournés vers la compétition, en particulier lorsqu’il s’agit de prestige, ce qui contribue à réveiller “les instincts primitifs les plus combatifs.” Plus grave encore, “Au niveau international, le sport est franchement un simulacre de guerre”, qui engage autant la responsabilité des spectateurs que des joueurs. Dans certains pays, le sport constitue un enjeu puissant pour le nationalisme et peut parfois déclencher des émeutes. Pour George Orwell, “c’est une guerre où seuls manquent les coups de feu.” L’écrivain, qui s’interroge sur le culte du sport à notre époque, considère les sports de compétition comme un “virus” qui se propage, une activité “capable d’attirer de vastes foules et d’exciter des passions primitives”, en raison de considérations politiques sous-jacentes, “terreau des haines collectives” car il est “l’une des sources majeures des rivalités internationales”.

Les livres et la culture face à la barbarie

Ce constat implacable est pourtant atténué, dans d’autres articles, par le rôle joué par la littérature et la culture, dans lesquels George Orwell voit un rempart contre la violence. Ainsi, dans l’une des nouvelles, il raconte, avec un mélange de tendresse et d’ironie, son expérience d’employé dans une librairie d’occasion. Il dresse une typologie des acheteurs, “des snobs férus d’éditions originales” aux “dames indécises en quête d’un cadeau d’anniversaire pour leur neveu”, ou encore la dame âgée en quête “d’un livre pour un invalide” (une requête fréquente, la Grande Guerre ayant mutilé de nombreux soldats) dont elle n’a retenu que la couleur de la couverture. Ils sont semble-t-il plus nombreux que les véritables amateurs de littérature. Avec un humour très anglais, l’auteur recrée l’atmosphère et les multiples activités de ce commerce. Et pourtant, la condition de libraire, d’écrivain ou de critique laisse à désirer, et Orwell s’attaque à ce milieu avec l’humour ravageur qui le caractérise. Il déplore dans Livres contre cigarettes, que les Anglais dépensent leur argent en tabac et autres plaisirs, car ils estiment les livres trop chers, et s’attachent à calculer le prix de revient des siens. Dans Confessions d’un critique littéraire il fustige leur paresse, leurs formules usées, leur manque de passion pour les ouvrages, et leurs recensions inadéquates ou trompeuses des livres. Pourtant, il préfère la condition de critique littéraire à celle de critique de cinéma, car le critique littéraire n’a pas besoin de sortir de chez lui afin de “vendre son honneur pour un verre de sherry bas de gamme.” Enfin, dans un dernier article, intitulé Les écrivains et le Léviathan, il se montre féroce à l’égard du totalitarisme qui pèse sur la littérature, y compris au sein de l’intellitgentsia littéraire. Ainsi : 

Notre époque est politique, la guerre, le fascisme, les camps de concentration, les matraques en caoutchouc, les bombes atomiques etc., voilà les choses auxquelles nous pensons tous les jours et donc, dans une certaine mesure, celles sur lesquelles nous écrivons, même sans les nommer expressément… mais ce n’est pas seulement notre champ littéraire qui se trouve rétréci, c’est toute notre attitude envers la littérature qui se teinte d’allégeances dont le caractère non littéraire nous apparaît au moins de temps en temps.

Avec les livres, l’amour de la nature qui transparaît dans les pages de George Orwell, s’oppose à la barbarie du monde et constitue un espace de ressourcement. L’écrivain, qui la préfère à l’artifice des “lieux de loisir”, écrit des pages tout à fait étonnantes sur le frai du crapaud et l’arrivée du printemps.

 

Certains textes de Georges Orwell nous renvoient à l’image de l’Angleterre traditionnelle, avec ses thés somptueux, son atmosphère chaleureuse, et douillette, son confort. Le cinéma et la littérature nous y ont initiés, qu’il s’agisse de Rébecca, de Daphné du Maurier, dont la narratrice évoque avec nostalgie les thés à Manderley et ses cakes à l’angélique, des romans d’Agatha Christie comme Hôtel Bertram, présentant l’image fausse et idyllique d’un passé toujours présent, les cosy mysteries, les films et les séries sur la campagne anglaise comme Downtown Abbey. Mais au-delà des apparences, la plume ironique et critique d’Orwell nous renvoie à une autre réalité. Avec des formules percutantes, qui font mouche à chaque fois, il fait preuve d’une ironie mordante, d’un esprit d’analyse et d’une lucidité sans concession qui lui permettent de dénoncer bien des errements de son siècle, comme la guerre, mais aussi les centres de loisirs ou les hôpitaux mouroirs des pauvres, et que l’on retrouve dans ses chefs-d’œuvre littéraires. Enfin, ce sont surtout ses capacités de visionnaire, présentes dans ses romans, qui lui permettent à son insu de dresser un tableau aussi inquiétant de la réalité future.

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Chroniqueuse : Marion Poirson-Dechonne

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