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Mohammed Aïssaoui, Dictionnaire amoureux d’Albert Camus, avec la complicité de Catherine Camus, dessins d’Alain Bouldouyre, Plon, 02/11/2023, 1 vol. (516 p.), 28€

Avec ce Dictionnaire amoureux d’Albert Camus, Mohammed Aïssaoui nous offre bien plus qu’une simple compilation érudite sur l’auteur de L’Étranger. Journaliste et écrivain né lui aussi en Algérie, Aïssaoui entretient une relation quasi fusionnelle avec Camus depuis son adolescence. « Il me console des chagrins du monde, m’apporte de la joie, je suis triste quand il est malheureux. Avec lui, je ne me suis jamais senti seul. », écrit-il dans un avant-propos vibrant, où il se présente comme un « frère » de l’écrivain.
Subjectif et sensible, ce dictionnaire n’en est pas moins richement documenté, fruit d’un travail obstiné mené avec la complicité de Catherine Camus, la fille de l’écrivain. Mohamed Aïssaoui a eu accès à des documents inédits, comme les dix mots préférés de Camus, qui émaillent l’ouvrage tels des phares intimes. Le choix des entrées épouse les méandres d’une vie et d’une œuvre indissociables, où les thèmes existentiels côtoient les anecdotes savoureuses.
« Je veux juste transmettre mon enthousiasme de lecteur », nous dit l’auteur. Et il y parvient avec maestria, nous entraînant dans une visite guidée à la fois érudite et chaleureuse de la galaxie Camus. Comme un ami qui nous prendrait par la main pour nous souffler, à chaque page, son admiration et sa tendresse envers cette figure tutélaire.

Un Camus intime et fraternel

C’est d’abord un Camus intime et fraternel qui se dessine au fil des entrées. Mohammed Aïssaoui, lui-même issu d’un milieu modeste, retrouve dans l’enfance algérienne de l’écrivain une communauté de destin. La pauvreté, la mère analphabète, le sentiment d’être partout un étranger : autant de blessures fondatrices qui scelleront un lien indéfectible. « Il ne le sait pas, mais il est resté, depuis le jour où je l’ai découvert jusqu’à aujourd’hui, un compagnon qui illumine », écrit Mohamed Aïssaoui à propos de Camus. Mais peut-être le sait-il ? « Les morts ne sont pas des morts. Ce sont juste des vivants que l’on ne voit plus et que l’on n’entend plus », écrivait Maurice Maeterlinck…

La figure maternelle, omniprésente et pourtant silencieuse, hante toute l’œuvre. Pour Aïssaoui, elle est « le terreau d’une des plus grandes polémiques » autour de la fameuse phrase qui a tant fait couler d’encre si on ne la replace pas dans son contexte : « Entre ma mère et la justice, je choisis ma mère ». Mais au-delà des malentendus, c’est l’amour inconditionnel d’un fils pour cette femme démunie qui sourd à chaque page.

Les femmes, justement, occuperont une place centrale dans la vie de Camus. De son épouse Francine, aux muses et maîtresses magnifiques comme Maria Casarès ou Catherine Sellers, Mette Ivers… Aïssaoui esquisse un « portrait en creux » de ces héroïnes, à travers des extraits choisis de correspondances incandescentes. On y découvre un Camus amoureux transi, pour qui « le bonheur naît de l’absence d’espoir », et qui écrit à Maria Casarès : « Pour moi, tu as toujours été le génie de la vie, sa gloire, son courage, sa patience et son éclat. »

Car c’est aussi à travers ses amitiés littéraires que se révèle l’homme Camus. Louis Guilloux, son « presque frère » à qui il confie ses manuscrits ; Jean Grenier, le professeur devenu compagnon de route ; René Char, avec qui il entretient une relation quasi-mystique. Autant de dialogues amicaux qui nourrissent l’œuvre en gestation, et parfois la sauvent du désespoir.

Les engagements d'un homme debout

Mais c’est d’abord en militant que Camus forgera sa plume et sa pensée. Très jeune, en Algérie, il se confronte à la misère lors d’un reportage saisissant en Kabylie. « Mon rôle n’est d’ailleurs point de chercher d’illusoires responsables. Je ne trouve pas de goût au métier d’accusateur », écrit le journaliste de 25 ans. Une formule qui résume déjà la pensée d’un homme réfractaire aux idéologies et aux procès d’intention.
Car pour Albert Camus, la responsabilité de l’artiste est immense. Il doit se tenir aux côtés des opprimés, servir la vérité et la beauté sans jamais se compromettre. Une exigence à la mesure des tourments d’une époque qui voit s’affronter fascisme et communisme. Dans ses éditos rageurs au journal Combat, durant la Résistance, Camus défend une morale de la révolte contre toutes les oppressions.

Mais l’auteur de L’Homme révolté restera toute sa vie un homme debout. Debout face à l’absurdité d’un monde sans Dieu, debout face aux totalitarismes, debout face aux injustices. Pour lui, la révolte n’est pas un nihilisme stérile mais l’affirmation de valeurs communes : la justice, la dignité, la fraternité. A titre d’exemple, l’engagement total de Camus contre la peine de mort, combat qu’il mena sans relâche de ses premiers écrits jusqu’à la fin de sa vie, est magnifiquement retracé, révélant la cohérence d’un homme qui n’a jamais transigé avec ses valeurs humanistes. Comme l’écrit Kamel Daoud : « il nous laisse ce droit fondamental de nous interroger, de nous tromper. »

Loin des pesanteurs idéologiques, Camus puisera son souffle vital dans des passions solaires et sensuelles. La mer, d’abord, cette « femme » aussi généreuse qu’implacable qui scande toute l’œuvre, de Noces à La Mer au plus près. Le football, ensuite, sa « vraie université » avec le théâtre, où il apprend « le peu de morale qu'[il] sait ». Enfin la beauté, sous toutes ses formes, des paysages méditerranéens aux visages aimés, seul rempart contre le désespoir.

Une pensée en mouvement

Au cœur de la pensée camusienne, il y a le constat implacable de l’absurde. « Il n’y a qu’un problème philosophique vraiment sérieux : c’est le suicide ». « Juger que la vie vaut ou ne vaut pas la peine d’être vécue, c’est répondre à la question fondamentale de la philosophie », écrit-il dans Le Mythe de Sysiphe. Face au silence déraisonnable du monde, deux choix s’offrent à l’homme : le suicide ou la révolte. Camus choisira toujours la seconde voie, seule à même de donner un sens à l’existence.

C’est tout le propos de L’Homme révolté, dont Mohamed Aïssaoui rappelle qu’il valut à Camus une violente polémique avec les existentialistes. Le dictionnaire revient en détail sur la fameuse polémique avec Sartre, une rupture brutale et définitive qui affectera durablement Camus, révélant au passage les petitesses du milieu intellectuel parisien de l’époque.
Véritable clé de voûte de la pensée camusienne, la notion de révolte, à la fois refus de l’absurde et affirmation de valeurs humanistes, est brillamment exposée, notamment à travers la genèse tourmentée de l’essai L’Homme révolté. En refusant à la fois le confort du nihilisme et le mirage des lendemains qui chantent, Camus maintient une pensée en équilibre, une « mesure » toujours du côté de l’humain. « Je me révolte, donc nous sommes », pourrait-on dire en détournant le cogito cartésien.

Cette exigence morale, Albert Camus l’appliquera jusqu’à la question algérienne, qui le déchirera tant. Pris entre deux feux, il refusera toujours de choisir son camp, prônant obstinément une solution pacifique fondée sur la justice. Un engagement qui lui vaudra les foudres de tous bords, et un long silence forcé. Pour Mohamed Aïssaoui, cette blessure ne se refermera jamais vraiment, en témoignent les superbes pages consacrées à Noces et Noces à Tipasa révélant un Camus poète, fol amoureux des paysages algériens, dont l’écriture solaire et sensuelle irradie littéralement le lecteur. Si Camus a pu se montrer dur avec Oran, décor du célèbre roman La Peste, il n’a cessé de clamer son attachement viscéral à cette cité, tout comme à Alger, la ville « aux crépuscules comme des promesses de bonheur ».

Mais comme le montre la dernière partie de l’ouvrage, consacrée à la postérité de Camus, l’auteur de La Peste n’a jamais été aussi actuel. Ses ventes ne faiblissent pas, son théâtre est joué dans le monde entier, son œuvre « trahit le sujet (ou les sujets) qui lui tient le plus à cœur ». En butte au mépris de son vivant, le petit Blanc de Belcourt, quartier populaire d’Alger, est entré dans la légende. Et il continue, selon la belle formule de Kamel Daoud, « d’agacer, d’interroger. Il nous permet de refuser la radicalité. »

Mohammed Aïssaoui et Albert Camus, la rencontre de deux humanistes algériens

En refermant ce Dictionnaire amoureux, on se dit que Mohammed Aïssaoui a réussi son pari. Celui de nous rendre proche et familier un Camus trop souvent statufié, en multipliant les approches et les éclairages intimes. L’auteur algérien parvient à ressusciter son maître et alter ego dans une langue inspirée, qui emprunte beaucoup à celle de Camus sans jamais l’imiter.
La grande réussite de ce dictionnaire est de nous dépeindre un Camus profondément humain, avec ses parts d’ombre et de lumière, ses combats et ses renoncements. Un Camus habité par le doute et la contradiction, mais toujours fidèle à son éthique personnelle. « On ne pense que par image. Si tu veux être philosophe, écris des romans », écrivait-il dans ses Carnets.
C’est bien ce Camus-là que l’on trouve au fil de ces pages foisonnantes. Un écrivain qui met sa plume au service des « voix de faible ampleur », qui subissent l’histoire plus qu’ils ne la font. Un penseur qui éclaire les consciences sans jamais les contraindre. Un homme, enfin, qui sut faire de ses propres fêlures une œuvre universelle et intemporelle.

Alors oui, mille fois oui, lisons et relisons Camus. Pour, comme le dit merveilleusement Mohamed Aïssaoui, « s’approcher un peu plus de lui ». Ce Dictionnaire amoureux nous en ouvre la voie royale, en dressant le portrait bouleversant d’un frère, d’un amoureux de la vie qui continue de nous tendre la main par-delà la mort. Pour nous aider à rester, nous aussi, des hommes debout et des femmes libres.

Image de Chroniqueur : Jean-Jacques Bedu

Chroniqueur : Jean-Jacques Bedu

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