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« Décidément ce printemps sera proustien », annonce « Le Point » du 11 mars 2021.
Alors que Gallimard fait paraître le 18 mars, les « soixante-quinze feuillets et autres manuscrits inédits« , un magnifique « Cahier de l’Herne » consacré à Marcel Proust est déjà en librairie.
Enfin, le musée Carnavalet, dans la perspective d’une exposition intitulée : « Proust, un roman parisien« , annoncée pour le mois de septembre a mis en place « une reconstitution fantasmée » de la chambre de liège de l’écrivain.

Depuis le prix Goncourt obtenu en 1919, Marcel Proust est l’auteur français auquel le plus d’ouvrages ont été consacrés et Jocelyne Sauvard ne manque pas de panache en se lançant à son tour dans l’aventure.
Il faut dire qu’elle est riche d’une large expérience. Après une jeunesse nourrie de lectures, d’études d’histoire de l’art, et de voyages, elle est, à ce jour, l’auteur d’une œuvre complexe composée de plus d’une trentaine de titres, romans, pièces de théâtre, essais…
Biographe de grandes figures de notre temps, artistes ou femmes célèbres (Danièle Mitterrand, Anne Sinclair, Léo Ferré…), elle partage son temps entre la scène et l’écriture.
Elle l’affiche dans son site : « Dès que j’ai su tracer des lettres, écrire a été mon but. Et si les tous premiers maîtres furent Prévert ou London, enfin il y a eu Proust ».
C’est donc avec un regard très personnel, encore teinté de cette admiration adolescente, qu’elle aborde la relation si particulière que purent entretenir ce géant de l’écriture, miné par la maladie et son inlassable « Recherche », et la jeune Céleste Albaret qui l’accompagna comme gouvernante les dernières années de sa vie, et assista à sa mort.
Mais ce ne sera pas dans une biographie, Jocelyne Sauvard, opte ici pour une fiction intimiste.
Les chapitres s’organisent en « Nuits » auxquelles elle associe des couleurs ou des compléments lourds de symbolique.
Le ton est donné dès la couverture d’un bleu idyllique des Éditions du Rocher. Leurs photographies en buste se détachent en teinte sépia, comme un portrait de couple s’affiche dans un cadre désuet sur le mur d’un salon bourgeois. Ils sont beaux et jeunes, l’un comme l’autre, et leurs regards accrochent le nôtre.
Céleste est juste derrière Marcel, non sur le même plan, mais ce léger détail et les deux prénoms reliés par une conjonction de coordination ne suffisent pas à suggérer le lien de subordination bien réel entre eux.
La plume romanesque de Jocelyne Sauvard abolit les distances dans l’intimité feutrée de la chambre des trois appartements successivement occupés par Marcel Proust et son personnel.
On a beaucoup appris par les entretiens enregistrés de Céleste Albaret, sa gouvernante, de ce que fut leur existence entre 1914 et 1922.
Ces quarante-neuf heures d’enregistrement d’entretiens numérisées et menés par Georges Baumont en 1973, dont subsistent sur « France Culture », cinq émissions d’une heure trente, ne laissent aucun doute. Si Céleste Albaret était profondément admirative et amoureuse de Marcel Proust, elle ne cessa jamais de l’appeler « Monsieur ». Elle ne cessa jamais de louer sa délicatesse. « Chacun sa place », disait-elle.
S’il resta le « maître », il devint aussi une sorte de Pygmalion. Il lui permit d’accéder à certains codes sociaux, lui parla d’art et de littérature, lui confia le soin minutieux d’enrichir du collage des « paperolles » ses précieux carnets de moleskine…
Elle fut sa confidente, le réceptacle des souvenirs d’enfance et de ceux du mondain décadent, le séducteur raffiné, redoutable observateur d’un monde de la nuit aristocratique et fortunée, matière vivante de son œuvre.
Peut-être vit-il en celle qui lui apportait des soins et satisfaisait tous ses caprices, un substitut de la mère tant pleurée et si aimante ? Mais aussi dévorante et castratrice, toujours prête à éloigner de lui toute présence féminine susceptible de lui enlever ce grand enfant capricieux.
Céleste était là, mais autorisait tout, comblait une absence sans avoir d’exigences en retour.
La petite provinciale, récemment mariée, connut la proximité de ce corps d’homme élégant, souvent alité, exigeant, mais charmant et drôle, si différent du brave Odilon, vite éloigné par la guerre, puis par les contraintes du service de Céleste.
Elle pencha vers lui parfois son corps de femme jeune, aux seins ronds sous la chemise de nuit alors que ce reclus volontaire la sortait de son sommeil pour un quelconque caprice.
Quels fantasmes purent troubler leurs nuits ? Quels regrets peut-être… ?
« Comme vous êtes jolie aujourd’hui ! » furent-ils les seuls mots d’amour que Proust n’écrivit jamais à une femme ?
Ce qu’elle vécut auprès de lui, il l’invita à le rédiger sous forme d’un journal. Elle ne le fit pas.
Mais sur le lit du mort, elle déroba une mèche de cheveux. A-t-elle osé un baiser sur les lèvres à jamais closes ?
C’est à une narratrice fictive que Jocelyne Sauvard laisse le privilège de raconter leur histoire.
Elle est d’abord une jeune fille qui ressemble à l’autrice à quinze ans, dans sa découverte enthousiaste de l’écrivain qui va la marquer sa vie entière.
Puis « Jeune fille en fleurs » qui s’enhardit jusqu’à se présenter à la porte de Proust, inquiet de l’absence de Céleste et qui lui portera les photos des aubépines ou glycines de la Butte aux cailles, dont l’asthme de Marcel bannissait le parfum dans l’appartement.
À elle aussi, il donnera le conseil : « Écrivez ». Elle sera là, le 21 novembre 1922 pour suivre le cercueil vers le Père-Lachaise, là pour voir la grande détresse de cette femme, humble présence fidèle auprès de « Monsieur ».
Ce que Céleste Albaret ne fit pas, cette narratrice anonyme va le faire pour nous cinquante ans plus tard en déposant son manuscrit…
« Au cours de la longue parenthèse que fut la vie commune de Céleste et de Marcel, il y aura d’autres nuits pourpres où l’amour, le désir et la mort se fondront ».
En enchâssant un récit dans le récit très structuré par les repères temporels, c’est avec une grande délicatesse de plume, de sentiments, et une infinie discrétion que Jocelyne Sauvard, accordant la parole à son double littéraire, nous convie à un voyage au cœur de l’intime de ces deux âmes solitaires.

Christiane SISTAC
contact@marenostrum.pm

Sauvard, Jocelyne, « Céleste et Marcel, un amour de Proust », Le Rocher, 31/03/2021, 1 vol. (328 p.), 19,90€

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