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Alexandre Blaineau (dir), Centaures et centauresses, Actes Sud, 10/01/2024, 288 p., 23.00€

La figure du centaure intrigue et fascine. Dans un ouvrage passionnant, où se mêlent analyses et extraits de textes littéraires, Alexandre Blaineau s’attache à explorer ce personnage ambivalent de la mythologie, dont le double caractère peut intriguer et séduire à la fois. Entre chaos et sagesse, le centaure incarne, depuis deux millénaires, une image de complexité, qui continue d’inspirer les artistes contemporains, comme la performeuse Marion Laval-Jeantet, se faisant lors d’une performance à Ljubljana en Slovénie en 2011 injecter du sang de cheval, lors d’un spectacle intitulé “Que le cheval vive en moi”. Dans le centaure se conjuguent des idées d’instabilité et de métamorphose, au cœur d’une hybridité qui devient le lieu d’affrontement de forces opposées entre l’homme et le cheval, génératrices d’hubris, mais aussi celui du passage entre l’humain et le non-humain. Diverses représentations les montrent de façon variée, corps d’homme et tête de cheval, ou l’inverse, à travers la statuaire ou les représentations folkloriques, manifestant la dimension mouvante du centaure, être en devenir, qui ouvre un champ infini de possibles aux artistes. Alexandre Blaineau le définit comme un “être de l’écart, toujours en quête de définition de son identité.

Le centaure dans l’Antiquité gréco-romaine

L’article de François Lissargue qui ouvre le recueil s’attache à explorer la place et la nature du centaure dans l’antiquité gréco-romaine. L’imaginaire grec fait intervenir le centaure depuis des temps très reculés. D’une part, la tradition situe l’origine des centaures en Thessalie, au nord de la Grèce, peuplée de créatures violentes, à la lisière des contrées barbares. De l’autre, elle évoque deux centaures particulièrement marquants, hors normes, Chiron et Pholos.
La légende veut que les centaures descendent tous d’Ixion, roi des Lapithes, célèbre éleveur de chevaux, qui aurait poussé dans le feu le père de sa fiancée pour ne pas lui payer la dot. Désireux de se laver de la souillure, il se rendit sur l’Olympe dans le but d’implorer Zeus, mais en profita pour tenter de séduire Héra, son épouse. Informé de la situation, Zeus conçut une ruse. Il fit façonner une figure féminine ressemblant à Héra à partir d’une nuée. Ixion engendra Kentauros, le premier centaure, en s’unissant à Néphélé, la nuée, et fut condamné par Zeus à se trouver éternellement attaché à une roue ailée.
Les traditions au sujet de Kentauros varient : parfois il possède en naissant sa forme de centaure, parfois, il engendre une lignée de centaures en s’accouplant avec une cavale. Les centaures sont issus de la Thessalie, réputée pour ses races de chevaux. Le mot grec qui les désigne est le terme diphues, qui signifie “à la double nature.” A l’époque archaïque, on ne trouve pas de centaures femelles. Les centaures, dont la chasse constitue la principale activité, présentent un caractère violent, voire sauvage. Dépourvus du sens de l’hospitalité des Grecs, de celui de l’échange ou de la charis, la grâce, ils apparaissent monstrueux, plus particulièrement dans le mythe d’Héraclès, qui oppose le héros au centaure Nessos. Leur comportement sexuel excède la simple lubricité, et menace l’institution même du mariage. François Lissargue cite deux autres épisodes fondamentaux l’un concernant Héraclès, l’autre le combat des Lapithes et des centaures, représenté sur les métopes du Parthénon, ou le fronton du temple de Zeus à Olympie.
Mais l’on associe à la sagesse deux figures spécifiques de centaures, en rupture avec cette tradition de sauvagerie, celle de Chiron, qui possède le corps complet d’un homme et un arrière-train de cheval, et Pholos. Chiron, fils de Chronos, est décrit comme sage, juste et savant, en faveur de l’institution du mariage, expert dans l’art de la chasse, la médecine et la musique, et précepteur d’Achille. Quant à Pholos, de naissance plus modeste, il est comme Chiron un centaure hospitalier, capable “de se conformer aux règles de l’échange et de la xenia (l’hospitalité).” Ce n’est qu’avec Zeuxis, le peintre connu pour son originalité, et sa quête de sujets nouveaux, qu’apparaît la centauresse : “Entre autres traits d’audace, il avait peint une femelle d’hippocentaure avec deux petits enfants jumeaux, tout jeunes, qu’elle allaitait.” L’œuvre de Zeuxis a disparu, mais son innovation a été reprise par d’autres artistes, ce qui manifeste la très grande plasticité du mythe. On retrouve notamment la figure du centaure sur une statue de l’époque d’Hadrien, chez Botticelli, mais aussi, plus près de nous, chez Picasso ou le sculpteur César.
Le livre comporte un certain nombre d’extraits d’auteurs antiques, soit à travers des citations, soit dans des textes plus longs, comme un passage des Trachiniennes de Sophocle, La Cyropédie de Xénophon, les Métamorphoses d’Ovide, Zeuxis ou Antiochos de Lucien de Samosate, qui reflètent la richesse du thème dans l’antiquité et son exploitation littéraire.

Le centaure médiéval

Si les Pères de l’Église ont analysé la figure du centaure, ce thème connaît un nouvel essor au Moyen-Âge, comme le montre l’étude de Jacqueline Leclercq-Marx. Ils jouent un rôle important dans l’imaginaire médiéval, au même titre que les sirènes, grâce à certains passages des Métamorphoses d’Ovide qui ont contribué à la survie du motif. Comportement brutal et lascif d’un côté, connaissance des étoiles et des plantes et éducateur d’Achille, constituent les deux axes autour desquels s’articule l’image du centaure médiéval. Les Etymologiae d’Isidore de Séville ont grandement permis de connaître le centaure au Moyen Age. Rédigé au VIIe siècle et bourré d’emprunts aux auteurs antiques, ce texte a circulé jusqu’à l’aube des Temps modernes. Son intégration au De natura rerum de Raban Maur a renforcé son impact. Un certain nombre de compilations de l’époque ont aussi joué un rôle. Les manuscrits de l’époque carolingienne en montrent de superbes illustrations. L’autrice recense un certain nombre de figurations exemplaires, avant de s’intéresser à la représentation dans l’art roman de centaures astraux et zodiacaux conformes à l’iconographie traditionnelle. La figuration de centauresses allaitantes présente un rapport ambigu avec l’Antiquité. Mais le centaure médiéval apparaît en général comme un être maléfique, ou symbolise le mal. Très sexués, ils incarnent la violence et la luxure.
On peut recenser dans l’ouvrage dirigé par Alexandre Blaineau des extraits du Livre des monstres, de la lettre apocryphe du prêtre Jean, de l’Enfer de Dante, introduits et commentés. À la Renaissance, le centaure intervient comme une figure ambivalente, qui se décline dans l’art et la littérature. Cette passionnante anthologie offre au lecteur une série de textes et d’expressions et de performances artistiques de la Renaissance à nos jours.

Un beau livre, aussi hybride que son objet, qui révèle de manière aussi subtile que puissante la richesse de la relation entre l’homme et le cheval, dont la figure du centaure, d’une étonnante modernité, constitue la révélation.

Image de Chroniqueuse : Marion Poirson

Chroniqueuse : Marion Poirson

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