Fabienne Périneau, Oser sortir et crier, Éditions Récamier, 22/08/2024, 219p., 20€.
Dans Oser sortir et crier, Fabienne Périneau dissèque avec une précision chirurgicale les méandres de la mémoire traumatique. Au cœur du récit, une jeune femme aux prises avec les fantômes de son passé tente de se reconstruire à travers le théâtre, sous le regard ambivalent de Marguerite Duras.
Les murs de l'enfance
La narratrice évolue dès l’enfance dans une atmosphère feutrée, un monde de non-dits et de secrets où les silences sont aussi pesants que les meubles anciens et imposants qui meublent la maison familiale. “Qu’est-ce que tu as dans la tête ? Rien ? C’est ça, tu n’as rien !”. L’omniprésence du jugement, le manque de communication et la peur latente de déplaire tissent un réseau de contraintes invisibles autour de la jeune femme. Fabienne Périneau décrit avec une justesse troublante le climat familial étouffant et l’emprise d’une éducation rigide et moralisatrice, où l’expression des émotions est considérée comme une faiblesse.
Au cœur de cet univers clos, la figure du frère s’impose avec une force ambiguë et dérangeante. Leur complicité enfantine, – explorations nocturnes, jeux secrets dans les champs de maïs – est entachée d’un événement dont on ne connaît pas immédiatement la nature, mais dont l’ombre plane sur tout le récit. “Un jour, dans l’obscurité de l’automne, ils trébuchèrent sur des planches. Ils rentrèrent à la maison, écorchés, claudiquant et pas fiers“. Cette phrase énigmatique, – telle une blessure ouverte qui ne cicatrise jamais – laisse deviner une fissure irrémédiable dans l’innocence de leur enfance.
Le théâtre s’offre alors comme une échappatoire, un espace de liberté et de création où la jeune femme peut enfin respirer. Sur la scène, elle s’autorise à incarner d’autres vies, à exprimer des émotions refoulées. Les personnages, avec leurs drames et leurs passions, deviennent des miroirs où elle se projette, tentant de comprendre sa propre histoire et de donner un sens à la douleur qui la ronge.
Derrière le masque, la scène comme refuge
L’apprentissage du métier de comédienne est décrit avec une rare intensité. Fabienne Périneau nous entraîne dans les coulisses, nous fait partager les exercices, les doutes, les moments de grâce et de découragement qui jalonnent le parcours d’une jeune femme déterminée à trouver sa place dans ce monde exigeant et impitoyable. L’influence de Marguerite Duras, rencontrée au détour d’un couloir, est palpable, influençant sa vision du théâtre, ses choix artistiques et son rapport aux textes. Mais il ne s’agit pas d’une simple fascination pour une figure iconique.
“Il n’y a qu’une seule chose à faire, conclut la femme médecin.” Fabienne Périneau, à travers le personnage du mentor, met en lumière les différentes étapes du processus créatif : la recherche de la vérité dans l’interprétation, la précision du geste, la musicalité des phrases. Le travail sur le corps devient primordial, dépassant la simple maîtrise technique pour accéder à une expression authentique des émotions.
Un moment clé de ce magnifique roman nous montre la jeune femme confrontée à son image reflétée dans un grand miroir. “Mettez-vous devant. – Elle se met devant, garde les yeux rivés au sol. – Je ne l’ai pas apporté pour que vous regardiez par terre, mais pour que vous vous regardiez, vous. Allez-y“. Cet exercice, classique dans la formation d’un acteur, prend ici une dimension particulière, symbolisant la confrontation aux blessures cachées et à la difficulté d’accepter son propre corps, objet de honte et de culpabilité. La scène, intensément émouvante, est d’autant plus puissante qu’elle est racontée avec pudeur et délicatesse, sans voyeurisme.
La narratrice apprend progressivement à construire un “masque” derrière lequel elle peut enfin respirer, à utiliser le théâtre comme un bouclier contre les agressions du monde extérieur. Mais ce refuge est fragile, et l’ombre du passé la hante encore.
L’amour comme un champ de bataille
La réussite artistique et la reconnaissance ne suffisent pas à exorciser les démons intérieurs. La narratrice porte en elle le poids du passé, la culpabilité sourde et lancinante qui l’empêche d’accéder à une relation amoureuse épanouie. “Elle détourne la tête. Ne mangera plus jamais de viande. Ne mangera rien de toute façon, au déjeuner, à la cantine. Elle voudrait ne plus avoir à manger.” Ses choix amoureux la conduisent souvent vers des hommes toxiques, des relations passionnelles et destructrices qui réveillent les blessures de l’enfance. Fabienne Périneau explore avec une grande finesse la complexité des relations humaines, les mécanismes de domination et de dépendance qui peuvent s’instaurer entre deux êtres, même lorsqu’ils se disent aimer.
La violence physique et psychologique, souvent banalisée ou minimisée par l’entourage, est décrite avec pudeur et intensité. La narratrice, enfermée dans un cycle infernal de séduction et de rejet, perd peu à peu confiance en elle et s’isole du monde extérieur. “Elle, en petite sœur exemplaire, suivait le cours des émotions familiales. — Le pauvre, disait-elle, aussi.” Ces mots, murmurés comme une incantation désespérée, trahissent la sidération de la narratrice face à la violence subie. Isolée dans un monde d’adultes qui ne voient rien, elle se réfugie dans le silence. L’arrivée de Gaspard, voisin discret et curieux, semble lui offrir un répit, une échappatoire à l’atmosphère étouffante de son quotidien. Pourtant, ses questions insistantes, le regard qu’il pose sur elle, sèment le doute. Une ombre plane sur cet homme à l’apparence bienveillante, une ambiguïté que l’auteure distille avec finesse au fil des pages. La rencontre avec Gaspard est à la fois une promesse de renaissance et une source de nouveaux doutes. La narratrice oscille entre l’envie de se laisser aller à ses sentiments et la peur de reproduire les schémas du passé.
Abattre les murs, oser crier
Le chemin de la reconstruction est long et sinueux. Fabienne Périneau met en avant les multiples facettes de la résilience, la nécessité d’explorer différentes voies pour se libérer du passé. La narratrice, après avoir franchi un cap décisif dans son parcours de guérison, trouve dans la boxe une échappatoire à sa colère refoulée et un moyen puissant de reconnecter avec son corps. : “Elle tape, cogne. Elle a quarante-deux ans, direct, crochet, uppercut“. Chaque coup porté au sac de frappe est un cri libérateur, une affirmation de sa force et de sa volonté de vivre. La violence contrôlée du ring lui permet de canaliser la rage et la douleur, de les transformer en énergie positive.
Parallèlement, elle poursuit sa quête à travers la littérature, se nourrissant des textes de Marguerite Duras et d’autres auteurs qui l’aident à mieux se comprendre et à donner un sens à son expérience. “Elle achète une bibliothèque, range Agatha bien en évidence sur une étagère et à côté glisse Détruire, dit-elle.” Le geste symbolique de ranger, d’organiser les livres sur les étagères traduit son besoin d’ordre et de contrôle face au chaos intérieur. L’acte de destruction – même symbolique – incarne la nécessité de se défaire du passé et de construire une nouvelle histoire.
Cependant, la guérison n’est pas un processus linéaire et les séquelles, même invisibles, resurgissent parfois lorsqu’elle s’y attend le moins. “Un jour pourtant, les blessures ressurgissent.” Fabienne Périneau, avec une grande lucidité, nous montre que les traumas de l’enfance laissent des traces indélébiles, et que le parcours vers la paix intérieure est souvent semé d’embûches et de rechutes. La narratrice, fragilisée par ses expériences passées, apprend à vivre avec cette vulnérabilité et à ne plus la considérer comme une faiblesse.
“Un jour, elle ne s’appellera plus elle.” Le roman se clôt sur une note d’espoir, l’affirmation de la quête d’une nouvelle identité, incarnée par le choix d’un prénom qui symbolisera la renaissance et l’acceptation de soi. La jeune femme, après avoir traversé les ténèbres et affronté ses démons, est prête à affirmer sa liberté et à s’engager dans un avenir où le passé ne la définira plus. L’image finale – ouverte et poétique – nous laisse entrevoir un chemin vers la lumière, la promesse d’une vie authentique et apaisée. Un cri d’espoir qui résonne longtemps après que l’on a refermé le livre.
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