Robert Walser, La buveuse de larmes, Traduit de l’allemand par Marion Graf, préface de Peter Utz, Édifions Zoé, 17/05/2024, 176p. 19€
Loin des romans qui ont fait sa renommée, Robert Walser excelle dans l’art de la miniature. La Buveuse de larmes, recueil de proses brèves et inédites, est un bijou de délicatesse et de profondeur qui dévoile un Walser plus intimiste et contemplatif, obsédé par les paradoxes de l’existence. Ces trente-deux textes, initialement destinés aux journaux, forment une mosaïque d’impressions fugaces, de réflexions sur l’art et de méditations sur la condition humaine, révélant un auteur fasciné par la beauté de l’ordinaire et le charme singulier de la soumission.
L’Écho d’une vie nomade
Né en 1878 à Bienne, Robert Walser est une figure atypique de la littérature suisse. Après une brève scolarité, il se lance dans une vie errante, exerçant divers petits métiers tout en se consacrant à l’écriture. Ses premiers poèmes et proses, publiés dans des journaux et magazines, attirent l’attention de critiques influents et le propulsent sur la scène littéraire berlinoise au début du XXe siècle. Walser publie trois romans, mais c’est surtout dans les formes courtes, comme la nouvelle et le feuilleton, qu’il trouve sa voie. Son style, d’une apparente simplicité, cache une profonde complexité, se jouant des conventions narratives et invitant le lecteur à une lecture active et personnelle.
En 1929, Robert Walser est interné dans un établissement psychiatrique où il cessera pratiquement d’écrire, se réfugiant dans un silence créatif qui ne fera qu’accroître le mystère autour de sa figure singulière. Il s’éteint en 1956, laissant derrière lui une œuvre à la fois fragmentaire et immense, qui ne cesse de fasciner les lecteurs et d’inspirer de nouvelles générations d’écrivains.
Flâneries et digressions : L’art de la promenade chez Walser
La Buveuse de larmes, composé en grande partie durant l’internement de Robert Walser à la Waldau, pourrait paraître comme l’œuvre d’un reclus, enfermé entre quatre murs. Pourtant, une force vitale traverse ces pages, comme un désir insatiable de liberté. Le motif de la promenade, omniprésent, agit comme un fil rouge qui relie les textes et offre une clé de lecture précieuse pour saisir l’esprit du recueil.
Pour Robert Walser, la promenade n’est pas une simple activité physique, c’est un mode de vie, une manière d’appréhender le monde et d’y trouver une source d’inspiration infinie. “La Gare”, l’une des proses les plus emblématiques du recueil, met en scène un narrateur qui flâne dans le hall, observant avec amusement la valse des voyageurs, la beauté fugace des affiches publicitaires et les “couvertures des livres exposés dans le kiosque”.
Dans “Excursion dominicale”, c’est la nature qui devient le terrain de jeu du promeneur solitaire. Les paysages se succèdent, s’offrant à son regard avec une richesse inépuisable : forêts verdoyantes, châteaux Renaissance, lacs intimes et rivières sinueuses. Walser se plaît à décrire chaque détail avec une précision méticuleuse, faisant vibrer la beauté du monde à travers ses mots.
Ces déambulations ne sont jamais de simples descriptions, elles sont imprégnées d’une dimension méditative, contemplative, ouvrant la voie à une forme de rêverie. Dans “Promenade”, par exemple, le narrateur se perd dans une introspection labyrinthique qui le mène aux frontières de l’inconscient : “De temps en temps je suspendais mon pas et, scrutant mon cœur comme une Amérique que nul Christophe Colomb n’aurait encore découverte, je restais immobile.”
“L’action libératrice de ces textes ne s’éprouve qu’à petites doses, à petites bouchées”, écrit Peter Utz dans sa préface, et c’est effectivement dans le détail, dans le fragment, que l’on touche au cœur de l’œuvre walserienne. La promenade devient une digression permanente, un art de l’écart qui permet au lecteur de se perdre dans les méandres d’une pensée libre et imprévisible.
Subtilités de la soumission : Les paradoxes walseriens
“On ne me comprend pas très bien”. Cette phrase, murmurée par le narrateur de “La belle femme de chambre”, pourrait être l’exergue de tout le recueil. Robert Walser est un maître de l’ambiguïté, cultivant un style elliptique et fragmentaire qui invite à une lecture attentive et emplie d’interrogations.
L’un des thèmes récurrents de La Buveuse de larmes est la fascination de Walser pour la soumission. “La belle femme de chambre”, avec son personnage principal qui se plaît à servir une maîtresse autoritaire, en est une illustration particulièrement frappante. “Elle lui était fidèle avec des airs d’infidélité et d’arrogance”, écrit l’auteur.
“Le « je » du feuilletoniste Walser est d’une grande précarité“, souligne Peter Utz. En effet, le narrateur de ces proses se dérobe sans cesse, se dédouble, s’invente des identités multiples, comme s’il cherchait à se dissoudre dans le flot des mots et des images. Cette instabilité du sujet écrivant, caractéristique de l’œuvre walserienne, est particulièrement marquée dans “Père et fille” où l’auteur explore avec virtuosité la tension entre le “je” et le “il”, se métamorphosant au gré de ses fantasmes.
On peut rapprocher ce traitement du personnage à la fragmentation de l’identité chez certains modernistes comme Pessoa, qui se plaisait à multiplier les hétéronymes, ou encore Virginia Woolf, qui s’aventura dans les abysses de la conscience à travers ses personnages, explorant la fluidité et la fragmentation de l’identité.
Loin de toute vision doloriste de la soumission, Walser la présente comme un état paradoxal, une source de plaisir ambigu qui ouvre la porte à une forme de liberté inattendue. Le narrateur se soumet aux exigences du monde extérieur tout en trouvant refuge dans l’espace de sa propre imagination.
Légèreté et gravité : Le jeu des contrastes
L’humour, la mélancolie et la profondeur se marient avec subtilité dans La Buveuse de larmes. Walser joue avec virtuosité des contrastes, comme un funambule qui se jouerait du vide avec un mélange de nonchalance et d’aplomb.
Dans “Quelques propos sur Jésus”, il aborde une question spirituelle avec un ton d’une déconcertante légèreté. “Un morceau de prose de Walser, ce n’est pas un aliment de base, mais plutôt un praliné”, écrit Peter Utz, et cette image gourmande pourrait effectivement s’appliquer à ces textes courts que l’on déguste avec délectation.
La prose “Tell” offre une relecture iconoclaste du mythe national suisse, décrivant Tell et Gessler comme “une seule personnalité contradictoire”, une idée à la fois audacieuse et profondément walserienne. “C’est dans l’incroyable que je préfère croire”, affirme-t-il. Cette phrase, prononcée avec une candeur déroutante, semble résumer la vision du monde de l’auteur, une vision qui célèbre la fantaisie, la digression et la transgression des normes.
Robert Walser n’a de cesse de remettre en question les certitudes et les dogmes, qu’ils soient religieux, sociaux ou littéraires. Son écriture est un jeu subtil qui déstabilise le lecteur, le plonge dans un état de trouble délicieux où le rire et l’émotion se confondent.
L’héritage singulier de Robert Walser
La Buveuse de larmes constitue un précieux témoignage du talent singulier de Robert Walser. Ce recueil nous permet de découvrir un auteur plus intimiste, plus contemplatif, obsédé par les paradoxes de la vie et de la création. Walser ne nous livre pas de réponses toutes faites, mais il nous offre une manière d’aborder le monde avec lucidité et sensibilité, en acceptant l’insolite, l’étrange et l’imprévu comme des éléments constitutifs de l’existence. Son œuvre continue de nous interroger, de nous troubler et de nous enchanter, et ces textes inédits en français sont autant de petits trésors à découvrir avec curiosité et gourmandise. Ce sont de brèves illuminations littéraires qui persistent dans la mémoire du lecteur longtemps après la dernière page tournée, des éclats de rire discrets qui s’évanouissent pour laisser place à une méditation douce-amère sur la beauté fragile du monde. On ne sort pas indemne d’une rencontre avec l’œuvre de Robert Walser. La Buveuse de larmes est une invitation à la lenteur, à l’observation et à la contemplation, à une forme de résistance poétique face à la frénésie du monde contemporain. Un recueil à lire et à relire pour s’immerger dans un univers littéraire unique, une prose cristalline qui résonne comme un murmure doux et lancinant dans le silence du monde.
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