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Ce dernier roman d’Enrique Vila-Matas nous transporte avec plaisir et ironie au cœur de la création littéraire, entre Cadaqués et Barcelone, en suivant les tragédies quotidiennes d’un narrateur vivant au bord d’une falaise.

S’il est possible de qualifier un roman de bavard, “Cette brume insensée” l’est incontestablement. Le narrateur, Simon Schneider, nous raconte trois journées de sa vie d’écrivain raté sans reprendre son souffle. Il nous dit tout, tout ce qui lui passe par la tête, ou par la plume, chacune des circonvolutions de sa pensée, depuis la mythologie familiale jusqu’aux citations lumineuses qu’il archive inlassablement, reclus dans la maison paternelle en ruine au bord de la falaise du cap de Creus.
Car Simon, en plus de vivoter de traductions préalables (il repère les difficultés d’un texte pour d’autres traducteurs), indique sur ses cartes de visite “Pourvoyeur officiel de citations”, en digne héritier de Georges Perec. Las, son unique client n’est autre que le fameux Grand Bros, son petit frère, auteur mondialement célébré, vivant dans un anonymat strict new-yorkais. Jusqu’au jour où celui-ci lui donne rendez-vous à Barcelone.
Il y a du surréalisme dans ce récit à la première personne. Au fil des digressions foisonnantes, des associations d’idées, et de chapitres qui sembleraient faits de bric et de broc, se (re)constitue dans l’écriture le tableau d’une psyché, qui trouve dans la fiction “une autre façon de penser”. Une façon singulière de transcrire un rapport paranoïaque au monde. La trame narrative en elle-même est relativement ténue. Elle est cependant suffisante pour offrir, l’air de rien, avec légèreté et jubilation, une réflexion sur l’écriture.
Comme chez un Umberto Eco (qui n’est pas cité d’ailleurs), il y a une jouissance manifeste, le plaisir de tirer le fil d’un mot, d’une idée, d’une réflexion, dans la toile patiemment tissée par l’araignée de la littérature mondiale. Sous une forme romanesque, Cette brume insensée est un manifeste littéraire. Ironique et cinglant vis-à-vis d’une certaine production contemporaine ; brillant et inspirant pour ceux qui, lecteurs comme auteurs – publiés ou pas –, se racontent des histoires. Les œuvres et les auteurs semblent se répondre, se citer, s’assimiler. Contre le consumérisme littéraire, chaque lecteur, chaque auteur, se constitue sa propre toile fictionnelle, se déplaçant sur un fil allant d’un livre à l’autre.
Au fond, qu’est-ce que la littérature ? semble nous demander ce roman sans jamais poser la question. Pour Simon, le narrateur, pour Vila-Matas peut-être, lire et écrire relèveraient de l’ontologie, d’une manière d’être au monde. “[…] Vivre, c’était construire des fictions.” Aussitôt, le titre emprunté à Raymond Queneau s’éclaire sans perdre de son mystère. C’est un geste vital qui vient rompre le solipsisme sans jamais combler le fossé qui sépare deux points de vue différents. Simon précise : “À partir du moment où l’on ordonne le monde avec des mots, sa nature se modifie…”. Le réel, inaccessible, ne se dévoile vraiment que dans la fiction. La littérature, aussi peu fictionnelle soit-elle, constitue notre réel. Elle est notre rapport au monde. Tout est littérature.

Marc Decoudun
contact@marenostrum.pm

Vila-Matas, Enrique, “Cette brume insensée”, Actes Sud , Lettres hispaniques, 02/09/2020, Disponible”, 1 vol. (245 p.), 21,80€

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