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Lorina Balteanu, Cette corde qui m’attache à la terre, Éditions des Syrtes, 22/03/2024, 160 pages, 17,00 €

Une navette, un fil métallisé d’argent ou d’or, deux mains agiles, pour réaliser une trame aussi aérienne qu’une toile d’araignée, où viendront s’enchâsser des perles de couleurs… C’est en 2006, en faisant découvrir à Paris, sa ville d’élection, la beauté des bijoux de son pays-la Moldavie, que Lorina Balteanu s’est faite connaître. Ils lui ont donné une place dans l’univers de la mode et une renommée internationale, mais les talents de cette brillante designer sont multiples, puisqu’elle se révèle aussi poétesse, journaliste et, aujourd’hui, écrivaine. C’est un petit bijou d’une autre nature, né sous sa plume, que les Editions des Syrtes, spécialistes des littératures slaves, nous proposent. Avec Cette corde qui m’attache à la terre, son tout premier roman paru en langue roumaine en 2023, il a été très vite accessible aux lecteurs français, grâce à la merveilleuse traductrice nonagénaire, Marily Le Für.

Lorina Balteanu écrit comme elle dessine ses célèbres «frivolités». En laissant la parole à la première personne à une enfant narratrice, elle lui confie une part de sa propre histoire. En même temps, elle trace le fil conducteur d’une chronologie imprécise entre l’arrivée au monde, les premiers émois et les tourments de l’adolescence. Et sur cette trame, trouvent place, en chapitres d’inégales longueurs, des instants de vie lisses ou rugueux, lumineux ou tragiques, comme autant d’éclats de pierreries.

Une naissance, racontée en termes puissants dans les deux premières pages. Et très vite, à travers le prisme parfois déformant et naïf du regard de la fillette, mais très souvent lucide et critique, nous pénétrons l’intimité d’une famille moldave.
Être la benjamine d’une fratrie de six n’est toujours facile. On y dispense parfois plus de “gnons” que de caresses. L’enfant de trop doit y gagner sa place, dans la complicité de l’édredon du lit commun, au-dessus du poêle en briques d’argile. On sent toutefois, en l’absence de signes démonstratifs de tendresse, une attention portée à la tardillonne fragile et mutique. Un foie de volaille réservé, rôti à la va-vite par la main maternelle : “Maman croit au foie de volaille plus qu’aux remèdes que me donne le docteur contre mon mal de tête”. Le père à la présence bourrue et rassurante, est celui qui sait faire rendre justice, et aussi le gardien farouche, qui guette les prétendants indésirables des grandes sœurs, prêtes à marier, une hache à la main. Les comportements familiaux, comme les mœurs locales ont la rudesse et les excès du climat ! Et si la mort rôde autour du foyer, que ce soit celle de la volaille que l’on décapite, celle du vieillard dénutri qui expire, ou de la jeune femme qui s’immole, on n’en détourne pas le regard des enfants.

 Nous sommes dans les années 1970. Depuis la seconde guerre mondiale, la Moldavie, au passé historique compliqué, fait partie de l’URSS. Les nouvelles du monde occidental ne parviennent que par le biais filtrant de la télévision d’état. Des douloureuses années écoulées, les médailles de papa, le pigeonnier déserté de Tonton Chimu, ou les jambes de la mère Arghira, comme la grande solitude de nana Raïa, sont là pour témoigner : guerre, déplacement de population, déportation en Sibérie, famine…

Dans le présent, la répression moins spectaculaire mais reste oppressante. Les textes roumains sont bannis, l’alphabet cyrillique imposé, les enseignants russophones adoubés par le communisme. Les élèves promus pionniers, arborent la cravate rouge remise lors de la cérémonie du 7 novembre, date anniversaire de la Révolution d’octobre. Dans la destruction programmée de toute identité, on cohabite avec des minorités que l’on méprise ou que l’on redoute. Les relents nauséabonds de racisme et d’antisémitisme ne sont jamais loin et le Tzigane reste l’homme que l’on craint. Fréquenter l’église fait courir le risque d’une dénonciation. Et si le travail des champs s’impose à tous, la générosité du régime ne se manifeste guère qu’à travers le don d’une paire de chaussures ou d’un cartable, et l’épouillage brutal à l’étuve des maisons insalubres.

De l’enfant curieuse et intelligente, les livres fournis par nana Raïa, la bibliothécaire, les récits et les cartes de l’élégante et fantasque tante Muza, nourrissent l’ imaginaire. Ils ont tôt fait de lui laisser entrevoir un « ailleurs» différent et lumineux. Elle ne veut ni du poids des coutumes, ni de ce destin contraint qui fait des femmes des épouses sous tutelle, ou des putains. Même pas de ce pays au sol desséché, où la faim n’est jamais loin, et la moindre friandise une fête, où le lointain internat aspire les enfants de la misère.. Son rêve la mène bien au-delà des frontières assignées. Elle veut Paris, elle veut la France, la liberté et des robes de soie à fleurs ! Et son désir s’exprime, volontaire et récurrent, au fil des chapitres, jusqu’à s’afficher, péremptoire à la dernière ligne: “Et moi, je me fiche de ce qu’ils pensent de moi. Demain, je m’en vais.”

En attendant, pour préparer ce grand départ, car elle a bien compris que l’argent lui sera nécessaire elle chaparde quelques roubles ou, petite Cyrano moldave, rédige zélée, contre rétribution, pour son très beau grand frère, les déclarations enflammées que son amie Galea signera de son nom !
Les mots de Lorina Balteanu tissent un très beau récit d’apprentissage dans un présent de l’indicatif qui rend les brèves scènes de l’action très actuelles. Son style se fait âpre ou doux, mais toujours très juste dans les descriptions, innocemment cruel pour raconter l’agonie du cochon qu’on égorge, poétique jusqu’à l’émerveillement, comme peut l’être un langage enfantin, pour parler du foyer, source de chaleur et de nourriture :

Des langues de feu sortent de la gueule du four. Comme d'une gueule de dragon. Une fois que le bois a complétement brûlé, il se transforme en braise. Etalée au tisonnier dans l’âtre, elle semble un tapis d'étoiles Moi, je m'y aventurerais bien les pieds nus, mais j'ai peur de me brûler. J'en choisis une qui brille plus fort et je dis que c'est la mienne. Je la regarde fixement et je souffle tout doucement pour ne pas qu'elle s'éteigne Une à une, les étoiles fondent et se muent en charbon et le tisonnier les ramasse pour en faire un petit tas au bord. Maintenant, la gueule du dragon nous sourit d'un air mauvais avec ses dents noires de charbon. Seule mon étoile scintille encore. Comme une dent en or.

Ce récit, d’une lecture agréable et fluide, dépasse très largement par ses thématiques, les contours de son cadre géo historique. Accessible à un vaste public, il peut ouvrir de multiples pistes de réflexions. Cette corde qui me relie à la terre a reçu en Roumanie, le prix Constantin Stere qui lui a été décerné en 2023 par le ministère de la Culture. En France, il va figurer dans les lectures conseillées par l’Education Nationale, et c’est un magnifique choix, qui correspond aux intentions pédagogiques de l’autrice.

Sous d’autres cieux et d’autres régimes totalitaires, il est bien d’autres enfants qui se posent des questions en voyant rouler les eaux des fleuves ou en fixant le visage blanc de la lune “Elle se balade dans le ciel, la nuit, et se fait des colliers d’étoiles. Quelquefois elle en laisse tomber une dans le lac…Comme moi, la lune voudrait s’en aller. Comme moi, elle est attachée à la terre par une corde.” Peut-être ces petits rêveurs ont-ils eux aussi le désir d’un «ailleurs» différent ? Puissent ils à l’exemple de Lorina Balteanu, découvrir les moyens et les chemins de leur liberté !

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Chroniqueuse : Christiane Sistac

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