Gueorgui Demidov, Merveilleuse planète, traduction Luba Jurgenson et Nicolas Werth, Éditions des Syrtes, 21/03/25, 272 pages, 22€
Derrière les barbelés, des hommes chantent Verdi, déclament Molière, débattent d’Heine. Gueorgui Demidov, rescapé du Goulag, ne dépeint pas un monde seulement fait de cendres. À travers les récits de Merveilleuse Planète, il tisse un réseau narratif puissant, où la fiction prend appui sur des existences brisées mais toujours vivantes, toujours pensantes. Que disent ces fictions de l’enfermement ? Et que racontent-elles sur nous ?
L’art du paradoxe dans l’enfer sibérien
D’emblée, le titre – Merveilleuse Planète – percute, bouscule. Quel Olympe d’ironie amère, quelle cime de défi lancé à l’absurdité du mal faut-il avoir atteint pour baptiser ainsi une cartographie de l’enfer concentrationnaire soviétique ? Gueorgui Demidov, qui traversa quatorze années de ce goulag qu’il nomme avec une retenue glaçante, ne nous épargne rien de sa topographie, des figures qui le hantent. Et pourtant. La « merveille » s’immisce, tenace, dans les interstices du désespoir, non comme une rédemption facile, mais comme une étincelle d’humanité irréductible. Le premier récit, « Un duo », nous jette au cœur du paradoxe : dans une prison de transit surpeuplée, fétide, antichambre d’un Est encore plus inhumain, une voix s’élève. C’est celle de Zvantsev, chanteur d’opéra déchu, que la faim, la crasse, la promiscuité n’ont pas encore tout à fait éteint. Et cette voix, ténor puissant défiant l’acoustique exécrable d’une cellule où s’entassent des corps las, rencontre une autre voix, féminine, répondant depuis l’étage inférieur par un air de Tosca. La Sibérie n’est pas un désert de sens ; c’est une scène où le drame de la survie se joue aussi avec les armes de la culture.
Dès ces premières pages, se dessinent des figures qui ne sont pas de simples silhouettes esquissées à la hâte, mais des consciences en lutte. Zvantsev, donc, qui retrouve un instant de sa splendeur passée, adulé par une pègre sentimentale qui voit en lui moins un « ennemi du peuple » qu’un « Artiste », un « Mec ». Skvortsov, l’ancien étudiant facétieux des « Classiques de la littérature », qui, avec une rouerie calculée, propose de déclamer Maïakovski pour mieux dynamiter de l’intérieur les attentes de ses geôliers. Kouchnarev, « L’Intello », qui, aux prises avec les calculs du théorème de Cauchy ou la dynamique des fluides, tente de superposer à l’horreur physique une architecture mentale, un refuge d’abstraction. La parole devient ainsi, dans l’univers concentrationnaire, ce mince fil tendu au-dessus de l’abîme, une façon de ne pas sombrer tout à fait, de maintenir une cohérence là où tout conspire à la désintégration. Le rêve, même angoissant, le souvenir, la note de musique inattendue, voilà les premiers remparts que ces hommes dressent contre la déshumanisation planifiée.
Quand la culture retourne le couteau dans la plaie politique
Gueorgui Demidov, à travers cette collection de récits qui empruntent autant à la nouvelle ciselée qu’au témoignage brut, ne se contente pas d’exposer la barbarie. Il en dissèque les mécanismes, la manière dont elle s’infiltre dans les esprits, pervertit les relations, mais aussi, parfois, la manière dont elle est déjouée par des ruses infimes ou des éclats de dignité inattendus. Dans « Un duo », la musique devient ce langage universel qui rétablit, le temps d’un air, une communauté perdue, un dialogue par-delà les murs, entre un homme et une femme qui ne se verront jamais. Cette reconnaissance mutuelle, aussi fugace soit-elle, suffit à redonner à Zvantsev une parcelle de son identité confisquée. Le bouclier est fragile, l’instant de grâce précaire – la translation vers l’Est, inéluctable, mettra un terme à cette correspondance chantée –, mais il aura existé.
Dans « Les classiques de la littérature », c’est le théâtre, la déclamation, qui servent d’arène à une confrontation plus subtile. L’administration du camp, cherchant à instrumentaliser la culture à des fins de propagande ou de simple divertissement pour les « chefs », se heurte à l’imprévisibilité du matériau humain. Skvortsov, invité à déclamer un poème « sûr », choisit L’Hymne au juge de Maïakovski, texte de 1916, satire féroce d’une justice autoritaire, qu’il assène avec une jubilation contenue à un parterre où trône, ironie suprême, le procureur général de la Kolyma. La confusion des officiels, leur incapacité à discerner la charge subversive sous le vernis du classicisme révolutionnaire, révèle la bêtise crasse d’un système qui redoute plus que tout l’intelligence et l’esprit critique. Demidov montre ici comment la culture, même dévoyée, même récupérée, peut devenir un espace de résistance, où la lettre du texte peut être retournée contre l’esprit de ceux qui croient la contrôler.
La psychologie des personnages est explorée sans fard, avec une attention particulière à leurs dilemmes intérieurs. Kouchnarev, « L’Intello », est sans doute la figure la plus complexe. Son obsession pour le théorème de Cauchy est une tentative désespérée de maintenir une structure rationnelle face au chaos, un moyen de survivre mentalement à l’anéantissement physique programmé. Plus tard, dans « Sans plaque », sa hantise de la plaque d’identification attachée au corps des détenus morts devient une quête absurde et poignante de singularité, le refus d’être réduit à un simple numéro, même dans la mort. Sa tentative d’évasion vouée à l’échec, se terminant par une confrontation avec un officier moins obtus que d’autres, est une plongée dans la psyché d’un homme acculé, où la folie est peut-être l’ultime manifestation d’une raison qui refuse de céder. Demidov ne juge pas ; il observe, avec une lucidité parfois insoutenable, les choix de ses personnages – la fuite ou la résignation, l’ironie amère ou le silence obstiné, la petite compromission ou le sursaut de dignité. Son écriture, dénuée de pathos superflu, agit comme un révélateur implacable des mécanismes de l’oppression et de la formidable, et parfois dérisoire, capacité de l’esprit humain à y inventer des issues.
Au cœur de la bêtise, l’intelligence comme dernier rempart
Ces récits du Goulag, qui pourraient sembler appartenir à un passé révolu, nous interpellent avec une acuité singulière. Dans un monde où la mémoire des totalitarismes s’estompe, où des voix s’élèvent pour relativiser, voire réhabiliter, les figures de l’oppression – l’auteur même de la postface, Valentina Demidova, fille de Gueorgui, cite avec effroi un manuel scolaire russe contemporain niant aux victimes du Goulag leur statut de victime –, la parole de Demidov est un acte de résistance mémorielle. Il ne s’agit pas de figer le Goulag dans une posture victimaire, mais de comprendre, à travers la fiction qui s’ancre si profondément dans le réel, les ressorts de la déshumanisation et les formes, multiples, de la préservation de soi.
Ce qui frappe chez l’auteur, c’est l’absence de dogmatisme. Ses personnages ne sont pas des héros de tragédie antique, mais des hommes ordinaires, avec leurs faiblesses, leurs calculs, leurs fulgurances. « Le gradé », par exemple, nous confronte à la figure d’« Accroche-bouilloire », chef de camp sadique et borné, dont la cruauté est moins le fruit d’une idéologie monstrueuse que d’une bêtise administrative et d’une jouissance mesquine du pouvoir. Face à lui, les détenus déploient des trésors d’ingéniosité pour survivre, usant de la « toufta » (le trucage, la combine) comme d’une arme dérisoire. Gueorgui Demidov, en humaniste profond, montre la grandeur de l’ordinaire, la capacité des êtres les plus éprouvés à conserver une étincelle de malice, de solidarité, ou de créativité.
Au-delà de l’effroyable catalogue des souffrances, des humiliations, de la lente dégradation des corps et des esprits, ce que Demidov nous transmet, c’est une éthique du regard. Un regard qui ne se détourne pas de l’horreur, mais qui sait aussi capter la lumière là où on ne l’attend plus : dans une voix qui s’élève, dans un poème déclamé avec une ironie mordante, dans la contemplation absurde d’un théorème mathématique face à la Bête. Il y a, dans cette obstination à raconter, à donner forme à l’innommable, une forme de grâce. Non pas une grâce divine, mais cette grâce que confère l’art lorsqu’il parvient à extraire de la matière la plus sombre une parcelle de vérité humaine, un éclat de cette « merveilleuse planète » que les hommes s’acharnent, avec une constance effrayante, à saccager. Gueorgui Demidov nous invite, par la force de son écriture, à ne jamais cesser d’interroger ce qui fait de nous des hommes, même, et surtout, lorsque tout concourt à nous le faire oublier.

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