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Gian Marco Griffi, Chemins de fer du Mexique : un roman d’aventures, Gallimard, 14/03/2024, 1 vol. (667 p.), 25€

La trame pourrait paraître simplissime. Cesco, le protagoniste du récit, souffre d’une rage de dents mais, terrifié, retarde le moment de se rendre chez le dentiste. Il vient de recevoir de ses supérieurs l’ordre insolite de dresser la carte des chemins de fer du Mexique. Une mission de très haute importance, contrairement aux apparences, qui vient du cabinet du Führer lui-même. A partir de cet argument, insignifiant en apparence, se tisse une narration poétique et foisonnante, qui fait intervenir de multiples personnages et joue sur la variation des points de vue, récits à la troisième personne, monologues intérieurs scènes entièrement dialoguées, etc., qui entraîne le lecteur à sa suite. Fascinant, construit de manière virtuose, ce roman inclassable se lit, malgré sa longueur et sa complexité, avec une extrême facilité, tant l’écriture en reste fluide et passionnante.

La déliquescence du pouvoir mussolinien

L’action se déroule en Italie au moment de la République de Salo. Il semblerait que le règne de Mussolini, en pleine déliquescence, n’en finisse pas de passionner les auteurs italiens contemporains, chacun d’eux, ciascuno a suo modo, donnant une vision très personnelle de l’époque. Juste après la guerre, au siècle dernier, Curzio Malaparte avait donné avec La Peau l’image d’un pays se délitant au moment de l’occupation américaine. Avec Horcynus Orca, un monstre littéraire ayant nécessité 15 ans d’écriture, Stefano d’Arrigo avait construit une fable étonnante, qui revisitait Moby Dick et l’Odyssée, dans une langue qui mêlait l’italien dialectal, le toscan et les néologismes. Tout récemment, Antonio Scurati récompensé en Italie par le prestigieux prix Strega et en France, par le prix Mare Nostrum, brossait une fresque puissante et ambitieuse, M, consacrée au Duce. Aujourd’hui, c’est au tour de Gian Marco Griffi de livrer un récit évoquant la fin d’une époque troublée, d’une écriture aussi puissante que son sujet, comme si l’Italie, un siècle après l’épopée mussolinienne et le retour de l’extrême droite au pouvoir, n’en finissait pas de questionner son passé. Contrairement aux romans d’Antonio Scurati, qui livrent une vision du fascisme en se plaçant au sein même du pouvoir, ce qui n’avait encore été jamais fait, Gian Marco Griffi, comme Stefano d’Arrigo, expose le point de vue des gens ordinaires. Celui des pêcheurs d’Horcynus Orca devient ici celui des petits fonctionnaires comme Cesco, le protagoniste, qui travaille aux chemins de fer, et doit accomplir cette folle mission confiée par le Reich. Il s’agit de livrer l’emplacement d’une petite ville, Santa Brigida de la Cienaga, qui posséderait un atout permettant à l’Allemagne de gagner la guerre. Le livre nous entraîne sur les traces d’autres personnages, Ennio, le déserteur, Tilde, l’étrange bibliothécaire, décrite comme un peu folle, Lex et quelques autres, une incessante galerie de personnages, certains esquisses ou fugitifs comme le dentiste inféodé au régime, ou d’autres, particulièrement originaux. On croise épisodiquement la figure de Hitler et des figures importantes du nazisme mais aussi des bourreaux comme Kraas, qui joue au golf pendant ses moments libres, des traîtres, des miliciens, des résistants, des dignitaires, un soldat envoyé sur le front de l’est qui joint à ses lettres un insecte pour chaque Russe tué…

L’histoire au risque du réalisme magique

Très différent de la trilogie de Scurati, rigoureusement historique, le livre s’inspire de la littérature sud-américaine dont il emprunte les codes et les références avec son réalisme magique, ses allusions à Borges, ou sa narration labyrinthique qui rappelle Cent ans de solitude de Gabriel Garcia Marquez. Mais il puise aussi ses références ailleurs, chez Malcolm Lowry (Au-dessous du volcan), James Joyce, dont il a lu plus de dix fois Ulysse. S’il se réfère à Céline, il se montre plus proche d’autres auteurs, Juan Rulfo, dont il a lu et relu Pedro Paramo, Cervantes, avec Don Quichotte, Roberto Bolano, David Foster Wallace, Julio Cortazar, Dino Buzzati, Anna-Maria Ortese. On y trouve des moments particulièrement originaux comme la plongée dans cette usine allemande qui s’attache à repeindre le monde en multiples couleurs, certaines attrayantes, d’autres plus effrayantes, empoisonnant au passage les hommes et la nature, comme en témoignent les visages colorés des techniciens ou l’eau des fleuves, une métaphore du régime nazi. Ou cette rencontre avec un aristocrate bibliophile qui multiplie les références, en égrenant les titres des ouvrages qu’il possède mais ne lit jamais, préférant déléguer cette tâche à son majordome, pourvu d’une prodigieuse mémoire. Certains des personnages portent des surnoms. D’autres agissent mystérieusement, comme en témoigne ce message de cierges laissé dans le cimetière, dont les lumières servent à écrire le titre d’une œuvre de Borges, El Jardin de senderis que se bifurcan (Le jardin des sentiers qui bifurquent).

Un style éblouissant, au service d’une construction narrative maîtrisée

Le texte de Gian Marco Griffi ne lasse jamais, nous fait passer d’un type d’écriture à l’autre sans jamais nous perdre, avec un mystérieux talent. Le récit pur alterne avec des moments de lyrisme marqués par des rythmes poétiques, qui manifestent un souffle, une voix. L’écrivain sait aussi jouer sur les différents registres de langages, passe d’un régime soutenu à l’usage de l’argot ou des dialectes, permettant à chacun des personnages, issus de classes sociales différentes, de s’exprimer dans sa propre langue. On y trouve le piémontais, la lingua zenga, argot des voleurs du seizième siècle, restitués par la superbe traduction de Christophe Mileschi. Ainsi, l’adjudant parle le romanesco. Le roman, qui reprend la base de nouvelles publiées précédemment, permet avec habileté, dans la tradition du Décaméron de Boccace, d’unifier les récits individuels dans un vaste ensemble et de composer ainsi un roman monde, qui mêle la grande histoire et la petite, et fait voyager le protagoniste et le lecteur avec lui, grâce aux ailes de l’imagination, de l’Italie jusqu’au Mexique, l’Argentine, l’Islande, en passant par l’Allemagne. Parfois, des accents jazzy rythment le roman, musique de Gershwin fredonnée par Tilde, rencontre avec le possesseur du livre amateur de jazz, tombe du trompettiste sur lequel tente de s’attarder Bardolf, premier récepteur du roman, un don qui entraînera des conséquences inattendues. Le livre convoité passe de mains en mains, disparaît et réapparaît, justifiant la quête de Cesco.

Une réflexion politique

Tout au long du récit se décline la question du fascisme. Qu’est-ce qu’être un fasciste ? Un bon fasciste ? Que signifie cette idéologie ? Et d’opposer aux idées dominantes d’autres formes d’existence, comme dans le superbe plaidoyer de Bardolf qui revendique, face à son ancien ami d’enfance devenu SS, la vulnérabilité, la sensibilité, le sens de la beauté, tout au long de cette marche ou le second doit tuer l’autre, après lui avoir offert la possibilité de s’enfuir. La rage de dents font souffre Cesco reste symptomatique de ce monde finissant, où il jalouse les morts aux dents saines, et ne recourt pour soigner son mal qu’aux remèdes les plus improbables, anesthésier la douleur par l’alcool, ou se rendre chez une guérisseuse qui le soumet à une séance de nécromancie. Le roman par ailleurs représente la réalité avec un humour ravageur, à l’image de cette prostituée se livrant à un “élevage de morpions”. Le style reste résolument ironique. L’humour de l’auteur se manifeste à tout instant, à travers les réflexions du protagoniste, ou dans le déchiffrage erroné, et hilarant des messages codés du Reich, composant un bestiaire particulièrement cocasse des dignitaires au pouvoir.
La guerre ici n’est plus racontée par les témoins directs mais par des auteurs qui bénéficient de la distance temporelle et d’une réflexion sur l’histoire, à défaut d’avoir vécu les événements qu’ils racontent. Là où Scurati se réfère scrupuleusement aux documents qu’il intègre dans son récit, reconstituant les dialogues avec la plus grande vraisemblance possible, Griffi, qui puise pourtant dans les archives et les journaux d’époque, et fait vivre le protagoniste dans sa propre rue, se livre pour sa part à un puissant exercice d’imagination et laisse vagabonder la sienne à loisir, dans la plus pure tradition des romans sud-américains qui l’inspirent, en se livrant à une approche de la réalité constamment travaillée par la fiction. Il fait montre d’une virtuosité narrative oulipienne, dans la lignée d’Italo Calvino ou Alessandro Baricco.

Un livre d’une grande puissance poétique, écrit par un virtuose de la narration, porté par un souffle et des images fortes, des anaphores, comme la répétition du terme allemand Andeken, souvenir, appuyée par l’évocation du nostos odysséen, et même un calligramme. Cette écriture si particulière renvoie aux propos d’un personnage se demandant si sa vie était un roman, pour ajouter qu’elle n’en est pas un, mais plutôt un poème.
Une galerie incroyable de personnages, qui restitue une vision de l’humanité en prise à une fin de règne.
Un immense livre, à lire absolument.

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Chroniqueuse : Marion Poirson

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