Gaudé, Laurent, Chien 51, Acte Sud, 17/08/2022, 1 vol. (304 p.), 20,50 €.
Il y a, dans cette terrible utopie décrite par Laurent Gaudé tout ce que le monde d’aujourd’hui possède en germe : le dérèglement climatique, la société de surveillance, le capitalisme dérégulé, les ségrégations socio-spatiales, la violence, la griserie sans morale de l’homme augmenté. Ce roman est une dénonciation systématique de tout cela. On en sort avec l’impression d’un probable glaçant qui pourrait nous menacer prochainement. L’écriture de Laurent Gaudé, juste et terrible à la fois, amène le lecteur à réfléchir sur ce futur aux résonances très contemporaines. L’auteur signe là, par des lettres de feu et de sang, une méditation sur les risques d’effondrement et leurs conséquences sur nos vies sans destin.
Une multinationale, GoldTEx, a profité de la faillite de plusieurs pays pour créer une mégalopole peuplée de réfugiés. Elle est composée de trois zones qui composent une géographie de l’extrême inégalité sociale, la zone 3 étant dévolue aux plus pauvres. Chaque zone est isolée des autres et des checkpoints sont installés en leurs limites. C’est là que vit Zem Sparak, un chien – c’est-à-dire un policier – qui a pour charge d’enquêter sur les crimes ou les viols. C’est un homme seul, lesté du poids de son passé. Un héros qui aura besoin de s’immerger dans l’odyssée de sa mémoire pour s’affranchir totalement de son statut de paria.
Il est appelé pour enquêter sur une affaire atroce – un homme que l’on a retrouvé affreusement mutilé dans un terrain vague. C’est le début d’une histoire trouble où Zem rencontrera tout à la fois l’extrême violence et la douceur, les faux-semblants d’une société trop lisse, et le goût amer de la trahison.
Zem Sparak est d’origine grecque – on retrouve ainsi dans ce roman l’intérêt marqué de Laurent Gaudé pour les mythes méditerranéens, l’immensité des eaux bleues et les collines et les îles battues par les vents. Mais c’est ici une Grèce effondrée qui a suscité l’appétit de la multinationale. Le Péloponnèse n’est devenu qu’une immense décharge. Athènes est vide d’homme et résonne encore des exils dramatiques. Delphes n’est plus le centre de monde.
Avant que ce pays ne connaisse la banqueroute et l’abandon, Zem, alors jeune militant, avait lutté contre des forces trop importantes. Il voulait comme d’autres le maintien de l’intégrité de son pays, et menait parfois des actions violentes. Mais ce monde allait à sa mort. Dans ce roman, Laurent Gaudé souhaite parfois raviver ces images d’une Grèce en lutte au moment de la crise de 2008 – mais on songe aussi en le lisant à d’autres pays plongés dans la catastrophe, comme aujourd’hui le Liban.
Dans la mégalopole de GoldTex, les émeutes sont possibles aussi. Les gens désespérés de la zone 3 se sont opposés aux forces de l’ordre. L’insurrection était possible, mais l’ordre politique a décidé un arrêt brutal à cette révolte naissante, en provoquant l’effondrement d’un viaduc, et la mort de nombreuses personnes. Ainsi s’arrête nette la lutte pour un monde meilleur et plus égal. L’image de l’effondrement de ce pont contient une puissance évidemment symbolique mais semble se référer au drame récent de Gênes (dont les circonstances sont évidemment très différentes) : les images terribles des gravats veulent dire en effet la fin d’un certain monde.
Le monde dans lequel vit Zem est celui des excès climatiques – tempêtes dramatiques et pluie de grêlons : ceux qui sont les plus protégés (grâce à la construction d’un dôme) sont les habitants des zones 1 et 2. L’avenir, dans le roman de Laurent Gaudé, est une menace cyclonique entre deux temps faussement calmes.
Il y a, dans ce livre, d’autres aspects qui développent avec excès les innovations de notre siècle : ainsi, des greffes destinées à mieux vivre en proposant une forme d’éternité ; ou bien encore des cachets permettant de retrouver la mémoire des jours passés, comme une sorte de long film enivrant qui ne veut dire qu’une seule mémoire possible.
Ce texte terrible est assurément une belle découverte littéraire, grâce à la maîtrise du style de Laurent Gaudé et à l’histoire faite de tragique et de regrets. Il ne fallait au héros qu’une issue possible – une Ithaque enfin retrouvée après tant d’horreurs traversées. Chien 51 est un beau livre, qu’il convient de garder en mémoire en prévision des temps menaçants. Un livre pessimiste, certes, mais Delphes n’est pas encore oubliée.
Chroniqueur : Alexandre Blaineau
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