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Quentin Biasiolo, Mon cœur est dans ta main, Sorbonne Université Presses, 05/05/25, 116 pages, 5,90 €

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Il flotte dans l’air de notre temps une anxiété paradoxale. Nous désirons ardemment la durée amoureuse, cet horizon de stabilité dans un monde fluide, et pourtant nous redoutons l’attachement comme une forme d’aliénation, une entrave à cette sacro-sainte autonomie qui nous est vendue comme le seul accomplissement possible de l’individu. Comment espérer alors l’amour toujours, quand notre propre moi semble crier à la préservation de son intégrité, de sa liberté pure, face à la présence potentiellement dévorante d’un autre ? C’est au cœur de cette tension, entre l’appel de la permanence et la hantise de l’asservissement, que l’ouvrage de Quentin Biasiolo, Mon cœur est dans ta main, vient proposer non une conciliation tiède, mais une audacieuse refondation de l’expérience amoureuse. Sa proposition centrale, qui sert de fil conducteur à une méditation dense et subtile, est de déplacer le problème en exhumant un concept que l’on croyait confiné à la philosophie politique et morale de Jean-Jacques Rousseau : la perfectibilité.

Et si l’amour n’était plus un miroir, mais un tremplin ?

Quentin Biasiolo nous invite à suivre Rousseau, non pas le théoricien d’une passion orageuse et finalement mortifère telle que l’illustre le couple de La Nouvelle Héloïse à ses heures les plus sombres, mais le penseur de la formation humaine. La perfectibilité, cette faculté spécifiquement humaine de se transformer, pour le meilleur comme pour le pire, sort de l’arène politique pour entrer dans le sanctuaire de l’intimité. L’amour, dans cette perspective, n’est plus la quête d’une moitié manquante platonicienne ou l’élan aveugle de la passion qui finit par consumer ses propres acteurs ; il devient le lieu privilégié, l’écosystème affectif où la perfectibilité de chacun peut se déployer. L’être aimé n’est plus l’objet d’une possession, mais le collaborateur indispensable à l’expansion de notre propre être. Cette conception dessine alors une géométrie relationnelle nouvelle, non pas celle d’une fusion où les identités se dissolvent, mais celle, plus subtile, d’une gravitation où deux moi, deux trajectoires, s’influencent et s’enrichissent mutuellement, permettant à chacun d’atteindre une version plus accomplie de lui-même. C’est cet exercice d’admiration pour le potentiel de l’autre, et l’encouragement à son actualisation, que l’auteur distingue radicalement de la logique guerrière de l’amour-propre, cette vanité sociale qui ne cherche en l’autre qu’un miroir flatteur.

De Racine à Hugo : quand aimer, c’est soutenir

L’ouvrage de Quentin Biasiolo irrigue sa pensée d’exemples littéraires qui donnent chair à son argumentation. Il démontre avec une attention particulière comment la littérature a, par intermittences, su saisir cette vérité contre-intuitive : la mise en commun des faiblesses peut produire une force inédite. Pensons à la sublime plainte de Britannicus chez Racine, s’étonnant de la cruauté qui le sépare de Junie : « Sans doute on ne veut pas que mêlant nos douleurs / Nous nous aidions l’un l’autre à porter nos malheurs ». Ce vers magnifique ne dit pas autre chose que la reconnaissance de l’autre comme allègement, comme étai dans l’épreuve. L’exploration de cette dynamique trouve son apogée dans l’analyse de Victor Hugo, en particulier dans la relation qui unit Jean Valjean et Cosette. Leur rencontre est l’incarnation même du renversement dialectique de la fragilité en puissance. Pour Hugo, cet ancien bagnard et cette enfant martyre, tous deux chancelants, deviennent l’un pour l’autre un appui inespéré. Le texte hugolien est alors convoqué dans sa formulation la plus fulgurante : « Il fut le soutien de cet enfant et cet enfant fut son point d’appui ». La réciprocité est ici totale. Cet amour, que l’on pourrait dire parental, maternel même, révèle que la vocation de l’attachement est de nous rendre capables d’affronter l’existence, de nous armer contre sa dureté, de convertir la précarité en élan vital.

L’autre n’est pas un obstacle, il est un miroir

Que se passe-t-il, cependant, quand ce soutien se dérobe ou, pire, quand l’appui devient un poids ? L’auteur aborde avec une égale acuité ce moment critique où l’autre, au lieu de catalyser notre perfectibilité, est perçu comme son principal obstacle. C’est l’expérience angoissante du narrateur proustien avec Albertine. Initialement promesse de bonheur, la jeune femme devient progressivement une « prisonnière », métaphore d’une relation qui entrave le travail créateur et la liberté de mouvement du protagoniste. La force de l’analyse, en suivant les méandres d’ À la recherche du temps perdu, est de montrer comment cette perception de l’autre comme geôlier relève souvent d’une projection, d’une mauvaise foi. L’autre devient l’alibi commode de notre propre inertie. Ce n’est qu’après la disparition d’Albertine que le narrateur saisit sa terrible méprise : l’obstacle n’était pas l’autre, il était en lui. Il découvre avec effroi que le vide laissé par la jeune femme n’ouvre sur aucune liberté nouvelle, mais sur une impuissance accrue. Car Albertine était ce qu’il nomme son « contenant » ; sans elle, il ne se sent même plus le courage d’appréhender le monde. Ce détour par Proust permet à Quentin Biasiolo d’interroger avec pertinence notre individualisme contemporain, cette tendance à accuser nos partenaires de limiter un potentiel que nous peinons, en réalité, à activer par nous-mêmes.

L’essai se conclut sur une image saisissante, opérant le passage symbolique du « roseau à la vigne ». Là où Pascal nous laissait un « roseau pensant », certes conscient de l’univers mais seul face à sa propre fragilité, Quentin Biasiolo, avec Hugo, nous propose la « jeune vigne amoureuse » qui ne peut croître, s’élever vers la lumière, qu’en s’attachant, qu’en s’enlaçant à un support. L’attachement, dans cette optique, est la condition même de la croissance. Il s’agit bien d’un pari, le pari des attaches, qui nous invite à repenser la liberté, non comme une stérile absence de liens, mais comme la capacité, augmentée par la présence aimante et bienveillante d’un autre, à devenir plus pleinement nous-mêmes. C’est sans doute cela, la réponse la plus exigeante et la plus belle au défi de faire durer l’amour : y voir, non pas une fin en soi, mais le commencement permanent de notre propre déploiement.

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