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Delphine Horvilleur, Comment ça va pas ? : conversations après le 7 octobre, Grasset, 21/02/2024, 1 vol. (149 p.), 16€

L’ébranlement du monde et la perte des mots

Le 7 octobre 2023, un massacre perpétré par le Hamas en Israël ébranle le monde et plonge Delphine Horvilleur dans un état de sidération. Femme rabbin dont la mission est d’accompagner la souffrance d’autrui, elle se retrouve confrontée à sa propre douleur, à une perte des mots face à l’indicible. « Comment ça va pas ? » devient alors le point de départ d’une introspection, d’un questionnement identitaire et existentiel qui traverse l’ouvrage. À travers dix conversations, l’auteure explore les méandres de la peur, de la paranoïa et de la haine, tentant de reconstruire un dialogue avec le monde et avec elle-même.

Conversations familiales : Entre héritages et traumatismes

Le livre s’ouvre sur un dialogue imaginaire avec ses grands-parents, figures emblématiques de deux récits juifs contrastés. D’un côté, le grand-père paternel, « israélite » français sauvé par des Justes, incarne la gratitude envers la République et la confiance en l’autre. Il vénère la langue française, symbole de son intégration et de sa reconnaissance envers le pays qui lui a sauvé la vie. Sa passion pour la grammaire et la littérature classique est transmise à sa petite-fille comme une déclaration d’amour, une manière pudique d’exprimer ses émotions.
De l’autre côté, la grand-mère maternelle, rescapée des Carpates, porte en elle le silence des traumatismes et la méfiance envers le monde non-juif. Son langage est celui du yiddish, langue des survivants qui porte les traces de la migration et de la persécution. Son mutisme et son humour noir expriment la conscience de la menace permanente, la peur ancrée dans l’expérience du génocide.
Ces héritages opposés, « aie confiance souvent » et « méfie-toi tout le temps« , façonnent la conscience de l’auteure et son rapport au monde. Elle se retrouve tiraillée entre la gratitude envers la France et la conscience de l’antisémitisme, entre l’ouverture au dialogue et la peur de l’autre.

Je comprends aujourd’hui que pendant toutes ces années, j’ai fait tout ce qui était en mon pouvoir pour faire résonner plus fort la première voix, celle de la confiance, pour qu’elle l’emporte sur la seconde, celle du désespoir. J’ai construit des ponts et à mon tour, ouvert des écluses. J’ai écrit des livres, et tenu des paroles d’ouverture, et j’ai fait de mon monde, y compris de mon judaïsme, le lieu de toutes les rencontres, le terreau de tous les dialogues avec l’autre. Mais… mais… Voilà que depuis quelques semaines, Mémé a repris de la vigueur.

La conversation avec la « paranoïa juive » explore cet héritage hallucinatoire, cette peur latente qui s’exprime à travers une hypersensibilité au mot « juif ». L’auteure, comme Albert Cohen – l’enfant juif humilié traité de « sale youpin » – avant elle, témoigne de cette pathologie qui la conduit à détecter le mot partout, dans les conversations, les journaux, les panneaux publicitaires. Cette paranoïa, loin d’être grotesque, révèle la conscience de la menace, la peur ancrée dans l’histoire et la mémoire collective, comme le témoigne Albert Cohen :

Depuis ce jour du camelot, je n’ai pas pu prendre un journal sans immédiatement repérer le mot qui dit ce que je suis, immédiatement, du premier coup d’œil. Et je repère même le mot qui ressemble au terrible mot douloureux et beau, je repère immédiatement juif et suif et, en anglais, je repère immédiatement, few, dew, jewel. Assez. "Assez", écrit Cohen, qui sait bien que ça ne sera jamais assez. Ni pour lui, ni pour les autres. Cette hallucination paranoïaque fera encore et encore retour dans nos vies. Elle reviendra tout simplement parce que ce qui la déclenche ne disparaîtra jamais.

Les conversations familiales, réelles ou imaginaires, mettent en lumière la complexité des héritages et la persistance des traumatismes. Elles nous rappellent que l’histoire et la mémoire collective façonnent nos identités et nos rapports au monde, et que la quête de sens passe par la confrontation avec nos propres fantômes.

L’antisémitisme mutant : Entre rhétorique et micro-lâchetés

Delphine Horvilleur déconstruit ensuite le discours antisémite, de sa genèse au XIXe siècle avec le terme inventé par Wilhelm Marr à ses mutations contemporaines. Elle souligne la spécificité de cette haine qui, contrairement au racisme, offre un « schéma explicatif du monde« , une « solution à tous les malheurs de la planète« . L’auteure dénonce le paradoxe actuel qui voit l’antisémitisme s’alimenter de l’antiracisme, à travers un discours victimaire qui exclut les Juifs du champ des « faibles » et des « vulnérables« .
Le livre met en lumière les « micro-lâchetés », ces sous-entendus et ces silences complices qui alimentent la haine. L’auteure cite des exemples de personnalités publiques dont les propos, sans jamais prononcer le mot « juif », déclenchent un écho dans les sphères antisémites. Elle dénonce cette « ventriloquie époustouflante » qui « diffuse un ultrason imperceptible, mais suffisamment puissant pour que des meutes antisémites, elles, le captent« .

Voyez par exemple : Quand un ancien Premier ministre parle de « la domination financière sur les médias, le monde de l’art et de la musique », de qui parle-t-il ? Je ne sais pas. Quand les Antivax pointent un lobby pharmaceutique responsable de la crise sanitaire, qui dénoncent-ils ? Aucune idée. Quand certains Gilets jaunes dénoncent la mainmise des puissants qui usurpent le pouvoir du peuple, à qui font-ils référence ? Je donne ma langue au chat. Comment pourrais-je le savoir ? Le mot juif n’est jamais prononcé. Le langage est flou et l’accusation brumeuse.

L’antisémitisme, souligne l’auteure, se nourrit de la plasticité de son discours, capable de s’adapter aux peurs et aux obsessions de chaque époque. Ainsi, le Juif est tour à tour accusé d’être responsable des épidémies, de la crise économique, du déclin des valeurs traditionnelles ou de la domination masculine.

Le Juif est devenu un mâle qui fait le mal. Et voilà comment il devient vraiment compliqué pour les militantes féministes, les pauvres, de dénoncer les massacres du 7 octobre. Peut-être que les femmes violées, assassinées ou brûlées vives étaient un peu trop masculines pour être pleinement défendues. Peut-être que le féminin est aujourd’hui symboliquement du côté palestinien, même quand des terroristes se livrent à des crimes sexuels. D’où un étrange silence des féministes, prêtes à abandonner les Israéliennes violées. La leader de la Marche des femmes, Linda Sarsour, l’énonçait déjà très clairement en 2017 : "On ne peut pas être sioniste et féministe à la fois".

L’auteure dénonce également l’instrumentalisation de la cause palestinienne par certains courants antiracistes, qui essentialisent le conflit et font des Juifs les représentants d’une puissance oppressive. Elle rappelle que la souffrance des Palestiniens ne doit pas occulter la réalité de l’antisémitisme ni justifier la haine envers les Juifs. Delphine Horvilleur nous invite à une vigilance accrue face aux discours ambigus et aux micro-lâchetés qui banalisent l’antisémitisme. Elle souligne la nécessité de déconstruire les stéréotypes et de lutter contre toutes les formes de haine, sans hiérarchie ni instrumentalisation.

Le chemin de la mort et la voix de la vie

La conversation avec Rose, atteinte de la maladie de Charcot, offre un contrepoint poignant à la thématique de la mort et de la vulnérabilité. L’auteure accompagne Rose sur son « chemin difficile », partageant ses peurs, ses espoirs et ses réflexions sur le temps qui se déplie à l’approche de la fin. Rose, qui communique à travers une voix synthétique semblable à celle d’un GPS, incarne la fragilité du corps et la force de l’esprit.

"J’ai peur de mourir", dit-elle sur le mode : "Contrôle de police signalé sur votre route." "Je suis terrifiée pour mes enfants" remplace "Faites demi-tour, dès que possible".

Cette relation, bouleversée par le 7 octobre, transforme le rôle de l’auteure qui devient, face à Rose, non plus seulement rabbin mais « humain vulnérable face à humain vulnérable« . La mort, omniprésente dans le contexte du massacre, fait écho à la fin de vie annoncée de Rose et révèle la fragilité partagée des deux femmes.

Je suis peut-être devenue pour elle un autre rabbin ou une "pas que" rabbin : pas juste quelqu’un qui dit, avec la distance émotionnelle de sa fonction, la tradition immuable et solide. Mais celle qui admet combien elle est dévastée et à jamais inconsolable. Celle qui, continuellement au bord des larmes, sait que le champ de ruines face à elle est à son image. J’ai partagé avec Rose mes douleurs de femme, de mère ou de juive, ou même de "mère juive" (!), et je me suis confiée à elle sur mes problématiques pastorales ou mes projets d’écriture, comme je ne l’aurais jamais fait auparavant, dans l’accompagnement d’un autre…

La transmission aux enfants est abordée à travers le questionnement de l’auteure face à la résurgence de la haine. Elle confronte son enfance bercée par le récit optimiste de « Il était une fois… l’Homme » à la réalité du monde actuel et à la nécessité d’expliquer à ses enfants « pourquoi ça recommence ». L’auteure imagine alors une série intitulée « Il était une fois… l’antisémitisme« , mettant en scène le personnage de Shloumiel, le malchanceux de l’histoire juive, confronté aux mutations de la haine à travers les époques.
Le 7 octobre et la conversation avec Rose amènent l’auteure à reconsidérer sa mission de rabbin et sa relation à la transmission. Elle prend conscience de la nécessité de partager non seulement la sagesse de la tradition mais aussi sa propre vulnérabilité, de transmettre à ses enfants non seulement l’espoir mais aussi la conscience de la menace. Le chemin de la mort, paradoxalement, devient alors source de vie et d’authenticité.

Le chemin de la mort et la voix de la vie

La conversation avec Wajdi Mouawad, hanté par la guerre du Liban, et celle avec Kamel Daoud, marqué par la décennie noire en Algérie, témoignent de la possibilité d’un dialogue entre les traumatismes et les mémoires. Ces rencontres permettent à l’auteure de sortir de l’isolement et de trouver des alliés dans la lutte contre la « rhinocérite », cette tendance grégaire à la haine que dénonce Ionesco. Les échanges avec ces deux écrivains, lucides et courageux face aux démons de leurs propres histoires, offrent un espace de partage et de solidarité.

Ce qu’il disait était si puissant et courageux qu’il m’a semblé que tous les fantômes assis à table avec nous, les siens et les miens, et même ceux qui passaient là par hasard, ont fait silence. Ils étaient tous bouche bée. Ils savaient bien que, même à l’époque où ils étaient vivants, ils n’auraient jamais dit ça mieux que lui. Il leur a vraiment coupé l’herbe sous le pied.

Delphine Horvilleur explore ensuite la question de l’origine et du rapport au commencement, soulignant la difficulté pour l’homme et pour les religions d’accepter « qu’il y eût d’autres fois, dans tous les sens du terme, avant mon « il était une fois !« . Elle analyse comment la haine des Juifs s’est nourrie de ce refus de la dette envers l’antériorité, de cette volonté d’effacer les traces de ce qui fut avant soi.

Il y a quelques semaines, sur les réseaux sociaux, j’ai croisé quelqu’un qui croyait tout à fait possible de le réaliser. Sur son profil, publié à quelques jours de Noël, cet homme saluait avec émotion les millions de gens dans le monde qui s’apprêtaient à fêter la naissance d’un enfant juif, venu au monde à Bethléem, il y a plus de deux mille ans. Sous une autre publication, consacrée au conflit israélo-palestinien, ce même homme commentait : "Tout le monde sait qu’il n’y avait pas de juif sur cette terre avant 1948".

Miracle de Noël : dans la conscience de cet homme, les juifs pouvaient donc avoir été là et pas là à la fois. Originaires de cette région mais sans aucun lien avec elle. L’auteure s’appuie sur la tradition juive du calendrier, qui fait commencer le jour au coucher du soleil, pour rappeler que « le monde commence et recommence toujours quand on sait ce qu’on doit à la nuit qui précède notre naissance« 
Les conversations avec Wajdi Mouawad, Kamel Daoud et d’autres « voix justes » offrent un espace de lucidité et d’espoir. Elles montrent que la reconstruction du dialogue est possible, malgré les traumatismes et les différences, et que la quête de sens passe par la reconnaissance de notre humanité commune et de notre dette envers l’origine.

La conversation messianique et la quête de sens

Le livre se clôt sur une réflexion sur le Messie et la possibilité d’une « conversation messianique ». Delphine Horvilleur dénonce les discours eschatologiques des fondamentalistes qui, en voulant précipiter la fin du monde, retardent la venue du Messie. Elle rappelle que, dans la tradition juive, « Messiah’ » signifie aussi « être en conversation » et que le Messie ne viendra que lorsque le dialogue sera rétabli.
L’auteure conclut en citant le poète israélien Yehuda Amichaï, qui imagine un guide touristique désignant « un homme assis » qui « a acheté des fruits et légumes pour sa famille » plutôt qu’une « voûte datant de l’époque romaine ». Cette image symbolise l’espoir d’un monde où l’attention à l’autre et le dialogue l’emporteraient sur les récits de haine et de destruction.

« Comment ça va pas ? Conversations après le 7 octobre » est un ouvrage puissant et nécessaire, qui nous invite à repenser nos relations à l’histoire, aux récits identitaires et à la possibilité d’un dialogue réparateur. En explorant les méandres de la douleur, de la mémoire et de la résilience, l’auteure nous propose une méditation sur la condition humaine et sur la nécessité de maintenir le dialogue et l’espoir, même dans les moments les plus sombres. Son message, ancré dans l’expérience juive, mais résolument ouvert à l’universel, résonne avec une acuité particulière dans notre monde contemporain, marqué par la montée des extrémismes et des replis identitaires.

Image de Chroniqueuse : Eliane Bedu

Chroniqueuse : Eliane Bedu

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