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Marianne Jaeglé, L’ami du prince, Gallimard, 21/03/2024, 1 vol. (266 p.), 21€

Puissions-nous toutes et tous pouvoir dire au terme de notre vie et comme le Sénèque de Marianne Jaeglé : “J’ai vécu”. Prêts à quitter le monde, sans regrets, sans frayeurs, sans empressement. Simplement prêts et paisibles. Dès les premières pages, l’auteure nous emmène dans une observation de la vie et une écoute de la pensée de Sénèque qui nous le rendent presque familier. Nous avons le sentiment d’accéder à ce que les meilleurs efforts des historiens et des philosophes contemporains ne pourront jamais nous dévoiler sensiblement : l’intimité existentielle et philosophique d’une des principales figures du Stoïcisme impérial. Quand la philologie, l’histoire et l’archéologie atteignent leurs limites, la littérature peut nous secourir dans notre espérance de rencontrer ces âmes que le temps et l’espace tiennent apparemment hors de notre portée. Pourtant, les rencontrer continue de nous tenir à cœur. L’auteure nous le permet par son récit vif et sobre.
Le roman devient ici une autre manière de philosopher ou de s’initier à la méditation philosophique à travers des personnages et la mise en scène de leurs actes, de leurs paroles et de leurs pensées. En faisant ce choix et en l’expliquant à la fin du livre, Marianne Jaeglé nous ouvre une porte qui conjure les impossibilités de l’espace-temps et offre des supports de méditation remarquablement utiles pour notre temps : le roman est émaillé (il s’agit bien d’émaux d’encre, de lettres, de mots et de papier) de formules et d’énoncés qui font écho aux Pensées pour moi-même d’un Marc-Aurèle. Quelques émaux, donc, comme autant de mantras antiques qui peuvent nous servir de supports pour plusieurs méditations qui semblent structurer le récit. Prenons trois exemples parmi d’autres.

Méditations sur la sagesse et le pouvoir

Le Sénèque de Marianne Jaeglé est d’abord convaincu que l’une et l’autre peuvent se rencontrer et que la première peut guider l’exercice du second. L’enjeu est considérable : cultiver la sagesse du prince c’est assurer les fondements de la stabilité politique de l’empire ; de celle-ci résulte la paix dans laquelle peuvent vivre les millions d’habitants d’un empire qui approche de son apogée territorial. Mais Sénèque finira par en douter au terme d’une vie où il devient la victime de ses illusions et d’un empereur, Nero, dont on ignorera toujours si sa trajectoire est celle de la duplicité ou de l’égarement.
Outre que le récit suggère que l’on peut douter des chances d’allier sagesse et pouvoir, une autre question surgit : peut-on conseiller le prince et marcher soi-même vers la sagesse ? Le Sénèque que nous rencontrons dans ce roman s’adresse bien des reproches par lesquels il reconnaît non seulement ses échecs politiques, mais aussi ses illusions et finalement d’avoir, d’une certaine façon, déroger à son propre engagement de perfectionnent philosophique. Notamment parce qu’il a cru ou voulu croire que conseiller le prince, le guider vers la sagesse et s’accomplir soi-même philosophiquement était compatible ; que s’approcher de la sagesse en étant au plus près du pouvoir, en étant le pouvoir, était possible. Sans doute, pour un stoïcien de l’époque impériale, cette pensée peut paraître recevable. Pourtant Epicure, auquel paradoxalement l’auteure fait plusieurs fois référence, a pensé le contraire. En cela il diverge d’avec d’autres écoles et en particulier d’avec les Stoïciens qui enseignent sur l’agora puis, plus tard et parfois, dans les palais. Même si Epicure reste mesuré et ne critique pas frontalement l’exercice du pouvoir, ni même la richesse (et Sénèque est très riche), il encourage à une juste ou saine distance avec le pouvoir et la politique ; plus encore avec la foule (Maxime capitale XIV). Il faut remarquer d’ailleurs que l’auteure tisse, tout au long du récit, une sorte de dialogue tacite entre philosophie stoïcienne (à laquelle on rapporte Sénèque) et philosophie épicurienne (par des références explicites) sans jamais les opposer.

L’un des points, que soulève le récit des événements qui mènent au suicide commandé de Sénèque et qui montre la contradiction entre quête de sagesse et exercice du pouvoir, c’est la question des dilemmes. Dès lors que l’on est dans l’action politique, dans la cité, voire dans l’exercice du pouvoir, le dilemme éthique est permanent. La question n’est plus de trouver ou suivre « la » voie de la vertu mais d’arbitrer entre des solutions qui sont toutes mauvaises d’un point de vue éthique pour choisir laquelle est la moins nuisible au sort commun. Alors, comment dans ces conditions atteindre l’ataraxie et la paix de l’âme quand celle-ci est sans cesse assaillie et transformée en un champ de bataille dans lequel il n’y a aucune issue tout à fait sauve ? Du moins éthiquement.
Et puis, conseiller, guider, enseigner le prince expose au danger (pour soi-même et pour sa famille), y compris de mort. La cause en est l’inévitabilité de l’effet de miroir pour un philosophe suffisamment intègre pour ne pas tomber dans la corruption éthique la plus simpliste et la plus aveugle. Marianne Jaeglé fait ainsi écrire à son Sénèque, proche de s’ôter la vie : “[…] je ne suis plus pour Nero qu’un reproche silencieux, un miroir désapprobateur dans lequel il contemple son reflet” (254). Et cela intervient après qu’il eut fait deux amers constats face aux événements et face à l’évolution désastreuse de Nero : « Instaurer un nouveau pouvoir en commençant par un crime et espérer qu’il en résulte paix et stabilité [est] vain […]. » (245) et, y trouvant peut-être une cause, “Aucun être humain ne peut supporter le poids d’un tel pouvoir sans en perdre la raison” (257). La désillusion qui résulte de l’échec de l’enseignement philosophique prodigué avec tant de soins mène à la critique – fût-elle armée de tact, voire silencieuse – et à ses dangers. Hier comme aujourd’hui, s’approcher du pouvoir en croyant que celui-ci supportera les critiques est illusoire.

Reste un message que bien des dirigeants contemporains devraient méditer : “Gouverner consiste en cela : regarder devant soi, et tenter d’empêcher les maux à venir”v(138). Autrement dit on ne gouverne que pour le bien-être des gouvernés, notamment en leur évitant misères, guerres, épidémies, oppression et autres désastres ; non pour des idées, voire des abstractions plus ou moins délirantes.

Méditations sur la difficulté et le sens de suivre la voie de la sagesse

Le roman de Marianne Jaeglé offre un vaste champ de méditation sur la question des illusions, sur celle de la force des passions et sur celle de notre lucidité quant aux “forces” auxquelles nous nous exposons, auxquelles nous exposons notre âme, alors que l’on prétend la diriger vers la sagesse. Ainsi, Sénèque de rappeler à son ami : “nous sommes bien faibles, face à nos passions, Lucilius” (61). Mais aussi d’énoncer ce qui peut s’apparenter à des exercices spirituels au sens de Pierre Hadot. Ainsi de son : “Retire-toi en toi-même principalement au moment où tu es contraint d’être dans une foule” (225). Sans doute y a-t-il là à la fois un exercice pratique mais aussi un enseignement d’ordre plus général : entraîne-toi à rester en toi-même quand tu es le plus exposé aux passions, à commencer par celles des autres pour qu’elles ne prennent pas possession de ton esprit.

Mais cette quête certaine de sagesse ne reste jamais vraiment indifférente au sort commun. Ainsi Sénèque affirme que “le sage doit être utile aux hommes” (137). Evidemment, dans son cas, être utile signifie d’abord servir l’Etat (ici l’empire) pour en assurer la stabilité et la paix. Et ici, cela signifie réussir à façonner un empereur sage. Mais la formulation même, par sa généralité, nous indique qu’il y a bien des manières d’être “utile aux hommes” et que tout un chacun a intérêt à examiner avec grand soin la façon dont il entend être utile à autrui. Car outre que certaines options paraissent être mirage, d’autres sont de toute évidence dangereuses pour sa propre intégrité morale, voire physique.
Reste que même plongé dans le tumulte d’une vie politique au plus haut niveau du pouvoir, Sénèque nous paraît ici poursuivre toujours sincèrement un chemin de sagesse. Et s’il doit avouer, finalement, bien des désillusions cruelles, il conserve à d’autres égards une lucidité d’airain. Ainsi quand il rappelle à son destinataire fantôme : “Ô Lucilius, celui qui cherche la sagesse est un sage, celui qui croit l’avoir trouvée est un fou !” (257

Enfin, il y a dans ce roman, par-delà les singularités liées à l’exercice du pouvoir suprême, une réflexion sur les difficultés et les impasses de l’enseignement et de la transmission. Marianne Jaeglé nous dépeint un Sénèque qui passe des euphories les plus immodérées devant les progrès de son élève à l’accablement le plus sombre devant ses cruels égarements. Il reste finalement face à des interrogations insolubles quant à la valeur, voire l’efficacité, de son enseignement. Tout enseignant, tout transmetteur – du moins dans tout ce qui touche à un cheminement éthique et intérieur – est confronté à ces questions redoutables auxquelles il n’aura probablement jamais de réponse : ce qui paraît acquis l’est-il définitivement ? Est-ce réversible ? L’élève restera-t-il fidèle au chemin auquel il semble avoir consenti, dans lequel il a voulu s’engager ? Ou bien trahira-t-il les valeurs et la manière d’être qu’il affirme avoir adopté ?

Toutes les traditions philosophiques, initiatiques ou spirituelles sont marquées par des récits mythiques ou historiques, parfois par des témoignages qui soulignent tout l’aléa qu’il y a dans le processus de transmission et d’enseignement. Au demeurant, et c’est peut-être là l’une des méprises du Sénèque de Marianne Jaeglé, il se peut qu’il soit impossible de transmettre. Plus exactement, il est vain de vouloir transmettre une philosophie, une voie spirituelle : s’il n’y a personne de résolu pour recevoir le legs, la transmission est vouée à l’échec. Tant qu’il n’y a pas un interlocuteur décidé à recevoir, il est impossible de transmettre quoi que ce soit. Or, Nero n’a jamais rien demandé, n’a jamais rien voulu par lui-même. C’est sa mère, Agrippine, qui a tout voulu : qu’il devienne empereur, que Sénèque soit son précepteur puis son conseiller, qu’il épouse Octavie, etc. Sénèque en voit le danger, lui qui cherche à émanciper l’empereur de sa mère : en vain. De cela nous pouvons tirer l’enseignement que l’on ne contraint jamais une âme à aller sur des chemins qu’elle n’a pas choisis elle-même. Et c’est là le mystère qui nous reste, insoluble, à la fin du roman de Marianne Jaeglé : que serait-il advenu si tous (Agrippine, Sénèque, Burrus) avaient accepté l’augure d’un échec en laissant Nero se prononcer vraiment sur la vie qu’il voulait et celle qu’il refusait ? Que serait-il arrivé si le prince avait eu un véritable ami ?

Chroniqueur : Zénon de Côme

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