Laure Desmazières, Coupez !, Quidam éditeur, août 2024, 173 pages, 20€.
Laure Desmazières frappe fort avec Coupez !. Ce roman se démarque par une exploration poignante du monde du cinéma, plongeant au cœur des processus de création, de leurs compromis et de leurs désillusions. Laure Desmazières, avec son style épuré mais incisif, trace le portrait d’une industrie artistique constamment tiraillée entre le rêve et la réalité économique. Ce livre s’impose comme une critique éclairante et désobéissante du milieu du cinéma, un lieu où chaque décision devient un acte de survie. Coupez ! révèle le prix, souvent inhumain, que doit payer l’artiste pour faire exister sa création. L’auteure nous entraîne dans un voyage saisissant, qui touche à l’essence même de la création littéraire et cinématographique.
L’ellipse comme technique narrative et outil de subversion
Dans Coupez !, Laure Desmazières utilise l’ellipse comme un véritable fil rouge pour structurer son récit. Plus qu’un simple artifice narratif, l’ellipse devient ici le reflet d’une réalité à la fois émotionnelle et pragmatique : celui du vide qui envahit la création lorsque les ressources économiques et humaines s’épuisent. Le personnage principal, Manon, est constamment invitée à « couper », que ce soit des scènes de son scénario ou des parties d’elle-même, qui lui sont arrachées par la pression impitoyable des contraintes budgétaires.
Cette coupe narrative n’est pas sans rappeler les grands moments de l’histoire du cinéma, où des auteurs comme Alain Resnais, dans « Hiroshima mon amour », ont joué avec les ellipses pour évoquer des émotions indicibles. Dans le texte de Laure Desmazières, l’ellipse ne signifie pas seulement le non-dit, mais aussi le renoncement. Elle devient la représentation tangible du vide émotionnel que Manon tente de combler tant bien que mal. Le lecteur ressent ce sentiment d’inachevé qui plane sur le récit, chaque scène coupée étant une opportunité manquée de donner vie au scénario rêvé. Marguerite Duras avait, dans ses écrits, la capacité d’évoquer avec force le silence et le manque, des éléments que l’on retrouve ici à travers les dialogues brisés de Manon et les décisions abruptes qui lui sont imposées.
Laure Desmazières donne ainsi une dimension subversive à l’ellipse, en utilisant cette technique pour questionner la valeur même de la création. Manon doit couper les scènes d’hôtel qui sont pourtant cruciales pour la trajectoire de son personnage principal. Le réalisateur Patrick Demarchelier reconnaît que ces scènes sont le cœur du film, mais se voit lui aussi obligé de se plier aux impératifs de production. Ainsi, l’ellipse devient une métaphore de la vie de l’artiste : ce qui est coupé n’est jamais innocent, chaque ellipse laisse une cicatrice, une part manquante qui modifie irrémédiablement le produit final. En cela, Coupez ! est un plaidoyer pour le droit de l’artiste à résister aux coupes forcées, à préserver la vision originelle de son œuvre.
Le cinéma en tant que miroir des tensions contemporaines
Le roman de Laure Desmazières est aussi un éclairage impitoyable sur les rouages du cinéma d’auteur contemporain, pris dans l’étau des impératifs financiers. Manon, en tant que scénariste, se retrouve continuellement à la merci des décisions des autres : l’assistant réalisateur qui lui demande de couper « toutes les scènes d’hôtel » avec une brutalité désarmante, le producteur qui abandonne le projet après des mois de réécriture, ou encore Patrick, le réalisateur, tiraillé entre sa volonté de préserver l’intégrité du film et l’obligation de se conformer aux réalités économiques.
Ce rapport de force n’est pas nouveau, mais il est ici dépeint avec une précision cruelle. Laure Desmazières montre comment la création artistique est enchaînée par les pressions économiques, et comment chaque compromis – chaque scène coupée – est un échelon de plus vers la perte de l’identité artistique du projet. La tension entre Manon et Patrick rappelle celle, bien réelle, qu’Orson Welles a dû affronter tout au long de sa carrière, voyant nombre de ses films mutilés par des producteurs qui ne partageaient pas sa vision artistique. Cette dynamique de pouvoir entre ceux qui créent et ceux qui financent est au cœur du roman, et révèle avec acuité la vulnérabilité des artistes face aux institutions.
En décrivant le tournage, Laure Desmazières montre aussi comment le cinéma d’auteur français se trouve aujourd’hui confronté aux exigences des grandes chaînes télévisées, qui préfèrent la rentabilité à la profondeur artistique. Manon, avec ses scènes longues et ses dialogues introspectifs, se heurte au besoin de « réduire », « simplifier », « aller droit au but ». Chaque personnage, chaque dialogue, devient une question d’argent. Le tournage est constamment menacé par les décisions d’un directeur de production à la recherche d’économies, tandis que Manon s’accroche tant bien que mal à son idéal artistique, tentant de préserver le peu qui reste de son scénario original.
Laure Desmazières nous offre ainsi un miroir douloureux, mais réaliste, de l’état actuel du cinéma d’auteur en France. Coupez ! s’inscrit dans cette réflexion sur la difficulté de faire survivre l’art face à la machine économique, sur la précarité des projets qui, malgré toute la passion qui les anime, finissent souvent sacrifiés sur l’autel de la rentabilité.
Les impasses de la création
Au-delà des simples contraintes extérieures, Coupez ! est avant tout un roman sur les impasses de la création. Le parcours de Manon est celui d’une artiste qui doit composer avec ses propres doutes, avec la peur constante de l’échec, mais aussi avec le besoin viscéral de voir son œuvre se concrétiser. Laure Desmazières dépeint avec une grande finesse la psychologie d’une créatrice qui, malgré les revers, malgré les coupes imposées, refuse de renoncer à son projet. Manon incarne la résilience même, une figure qui rappelle Terry Gilliam, exemple emblématique d’un artiste s’acharnant contre vents et marées pour mener à bien ses films, même au prix de sacrifices immenses.
Le roman dépeint aussi les moments de détresse de Manon, sa solitude face aux coupes qu’elle doit elle-même imposer à son scénario, la perte de ce qu’elle considère comme les moments les plus précieux de son film. La scène de la baignoire, par exemple, est présentée comme la quintessence du personnage, un moment de vulnérabilité qui aurait permis de toucher au plus près du cœur du récit. Mais la réalité économique la rattrape, et Manon se voit contrainte de couper cette scène pour des raisons de budget. Cette coupe n’est pas seulement une perte narrative, elle est une blessure personnelle pour la créatrice, qui voit ainsi ses espoirs s’étioler.
Cependant, ce qui fait la force de Coupez ! est que, malgré toutes les entraves, Manon parvient à continuer. Elle trouve des « échappatoires » narratives, des façons de contourner les coupes, de transformer ce qui était une perte en un nouveau point de départ. Laure Desmazières parvient à faire de la résilience de Manon un exemple de la capacité de l’artiste à s’adapter, à se réinventer, même lorsque tout semble perdu. En cela, Coupez ! se termine sur une note d’espoir, rappelant que, même lorsque les conditions semblent insurmontables, la création trouve toujours un moyen de s’exprimer.
Coupez ! est une œuvre d’une étonnante justesse qui capte l’essence même des contradictions de la création contemporaine. Laure Desmazières dépeint avec une grande lucidité le combat de l’artiste pour préserver son intégrité, même face à une industrie de plus en plus dominée par les considérations financières. Le personnage de Manon est un symbole de cette lutte perpétuelle : une lutte pour que la voix de l’artiste puisse résonner, malgré les contraintes, malgré les coupes. « Coupez ! » est un roman qui parle à tous ceux qui ont un jour cru en une vision artistique, et qui ont dû se battre pour la faire exister. Dans un monde où le cinéma d’auteur doit constamment composer avec des impératifs économiques étouffants, Coupez ! se dresse comme un miroir impitoyable, mais aussi comme un acte de foi en l’art et en sa capacité à survivre, même lorsque tout semble s’effondrer.
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