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Laurent Pépin, Clapotille, Fables Fertiles, 128 pages, 17/10/2024, 17,50€

Qui, qui, comment ?

« Je suis mort encore et encore, cette nuit-là. Une nuit dont la noirceur dura plusieurs mois, parfumée d’une note d’hiver froissé aux accents terrifiants. »
Qui est « je » ?
Faisons simple : c’est un psychologue interné « dans le service pour patients volubiles, depuis (s)a décompensation poétique« . C’est là qu’il a connu Lucy, à qui il s’adresse.
Qui est Lucy ?
C’est une thanatopractricienne dont la vocation est née quand son fœtus lui a été arraché. C’était 17 ans auparavant, elle avait 17 ans : depuis, elle voulait « simplement laisser aux autres la possibilité de conserver des traces, d’emmener des beaux souvenirs de ces morceaux de nous-mêmes qui disparaissent et nous laissent seuls et misérables. »
Comment s’y prend-elle ? Les corps qu’elle prépare pour leur cérémonie mortuaire laissent échapper « un fourmillement de vie résiduelle, des vibrations, des reflets, un souffle intérieur », qu’elle appelle des traits unaires et qu’elle enferme dans des flacons. En résumé, « C’est ce qu’on ne peut pas nous enlever quand on meurt. »
Pour lui parler, le psychologue sort de sa poche le flacon dans lequel il a capturé les traits unaires de la femme qu’il a aimée et qui l’a initié.

Au commencement était le rêve, qui créa l’Autre

Le héros a, comme il se doit, été conçu à partir d’une boule de terre glaise, mais nul dieu bienveillant ne lui a insufflé une âme : il a été, lui-même mis à contribution à partir de « la boule compacte » que ses parents s’étaient contentés de mouler, avant de la « tremp(er) dans la fange, la haine et la honte », lui laissant le soin de sculpter lui-même ses « membres, (s)es traits et tout ce qui devrait (l)’aider à composer une humanité quelconque. »
Il ne disposait que d’un « peu de mousse et de plumes pour fabriquer des rudiments de langage et nuancer (s)es émotions. »
Descartes avait « prouvé » l’existence de Dieu dans le fait qu’il pensait, même en l’absence de toute autre conscience humaine. Nonobstant la preuve cartésienne, le héros de Pépin n’existe que quand il est vu : « Je ne serais plus invisible alors, condamné une fois de plus à habiter les globes oculaires d’étrangers anonymes dont les regards me transformeraient en ces créatures qui peuplaient mes souvenirs. »
Quitte à créer lui-même l’être dont le regard lui redonnerait existence. Son immaculée conception s’incarne dans le croquis inachevé d’un bébé dans la neige, dont il dessine les doigts absents.
L’héroïne, au nom onomatopéique de Clapotille va remplacer les traits unaires de sa mère Lucy, les générations ne pouvant pas cohabiter dans le même flacon d’ivresse unaire. Elle « était née dix-sept ans après sa conception et j’avais assisté sa mise au monde en la modelant sur une plage de sable enneigée. »

On n'est pas dans un conte de fées, mais dans un récit initiatique…

… qui parachute le lecteur dans l’émotion poétique, où il n’y a ni belles ni bêtes, mais des Rêveurs et des Briseurs de Rêves. Or la vie n’est qu’un rêve, lui-même exclusivement constitué de souvenirs. Les Briseurs de rêves cassent les souvenirs : « Les souvenirs cassés, ce sont les souvenirs que l’on rejette et qui se changent en trous noirs. »
Clapotille répare, Clapotille rêve pour les autres, Clapotille « crachait de l’or et des pierreries. Souvent, elle toussait. Cela lui faisait mal, quand l’or n’était pas en poudre et à cause des pierres précieuses, rêches et dures. »
On peut croire qu’on n’a pas besoin d’une poule aux œufs d’or, quand on a Clapotille, mais ses rêves sont incontrôlables et l’affaiblissent. Sa fièvre résiste à tous les remèdes et ne cède qu’à force d’histoires lues à voix haute, qui canalisent ses productions en « rivières dorées qui mettaient en scène ce que ses mots auraient voulu dire. »

Le véritable enchantement de ce conte n'est pas le fond mais la forme

En Pépin-l’enchanteur dans le texte : « J’ai appris à aimer cette enfant née de la collusion de deux cauchemars au creux d’une plage de givre. »
Quand Clapotille eut deux ans, les Autorités interdirent aux citoyens de rêver. Françaises, Français, réveillez-vous, voici ce qui vous attend : « Le rêve, la littérature, la musique, les arts, les phénomènes météorologiques susceptibles d’éveiller l’émerveillement étaient considérés comme des délits qui mettaient en danger la santé publique. »
Vous avez compris ?
Le jour de ses sept ans, Clapotille accéda à la sagesse : elle n’attendrait pas d’être grande pour construire un atelier de fabrication de rêves, dans lequel elle utiliserait des ingrédients commandés à son père : « une plume d’oie, une longue natte de cheveux blonds, un modelage de baiser de grenouille, un vase, qu’elle tenait pour enchanté à cause des partitions peintes qui s’animaient quand elle y versait de l’eau, et dans lequel elle versait ses larmes en cachette »
L’étape suivante consista à aller elle-même s’approvisionner, au cours de virées nocturnes, qui terrifiaient son père, à chacune de ses disparitions. À tort : « quand je rêve pour de vrai, du bout de mes orteils à la pointe de mes cheveux, je deviens seulement invisible. Je disparais des regards, sinon mon imagination n’aurait plus la force d’envoûter l’espace comme je l’entends. »

Dans les bas-fonds de l'inconscient du narrateur

Au centre du quartier chaud dit « des Câlinantes », se trouve le bar-à-rêves-clandestin, « où l’on peut venir s’échapper de son corps et de son esprit. » Le héros en est un habitué. Il commande « toujours un rêve-à-exhumer-lesamours-perdues. »
D’après Clapotille, « Quand les rêves sont brisés, les gens sont tristes. Alors il faut les aider à se souvenir. Mais la plupart du temps, on n’y arrive pas, parce qu’ils sont contents que leurs rêves soient brisés. Comme ça, ils ont le droit de détester les autres, de leur faire du mal, et ce n’est même pas leur faute. »
Alors elle passe ses nuits à arpenter le ciel pour y récolter des rêves, qu’elle classe, à son retour, dans des flacons : « les rêves-à-dormir-debout, les rêves-à-aimer-sans-y-penser, les rêves-à-bouffrer-jusquà-la-mort, ceux à-s’échapper-si-loin ou encore ceux qui éveillent-la-nostalgie-des-mondes-engloutis. »

Clapotille en Emmanuelle

Antonin, archétype de l’enfance rencontré au hasard des pages, ne sait rien. Il a besoin d’une éducatrice-initiatrice. Clapotille l’éduque et l’entraîne dans sa quête d’une thérapie pour son ex-thérapeute de père : « il n’a pas de pouvoir. Ou alors des tout-petits qui ne servent à rien, comme de savoir se faire du mal à soi-même. Avec mes pouvoirs, je pourrais réussir là où il a échoué. » Quand Clapotille n’est pas là, les Monstres dansent et torturent son père. Ils sortent tous de l’Angélus des Ogres ou du DSM 5 [*] : le taxidermiste, l’Homme-bête, le Démuni, le Monstre de la caverne, l’Amour-en-famille…
Version onirique du ressenti pubertaire : « lorsque les autres enfants ou les adultes nous regardaient, on avait mal au ventre et à la poitrine, et les mots, les images, les sons se transformaient en corps étrangers paralysants contre lesquels nos pouvoirs se brisaient. Alors on éprouvait une honte écrasante (…) Et ensuite, on ne pouvait plus regarder les autres. » Des sensations alourdies de culpabilité et d’injonctions paradoxales : « Je vais mourir, disait le père, parce que tu ne m’aimes pas. Tu ne m’aimes pas, sinon, tu ne sortirais pas dehors, tu n’essaierais pas de te faire des amis, tu ne regarderais pas les filles, et je ne serais pas obligé de t’éviter constamment à cause de ce que tu penses de moi. »

Jacques Brel trouvait admirable de devenir vieux sans être adulte

Pour les personnages de Laurent Pépin, être adulte, c’est « s’en aller enfin se cacher dans un monde vide où on serait invisible aux autres sans intermittence », quand on a compris « qu’il était temps de devenir pour de bon un personnage pour toujours, rien qu’un personnage que les ténèbres du dehors ne pourraient plus effleurer. »
Ce n’est pas triste de mourir, car les gens qu’on aime deviennent des saisons : « papa était maintenant le printemps, qui faisait bourgeonner ses ramures et appelait les oiseaux. Puis il était l’été, truffé de senteurs enivrantes, de sable en moulin, de vin bleu dans le ciel. Bien sûr, quand il devenait l’automne, on voyait bien que ses idées moisissaient un peu. Mais une fois ses ciels sortis de leur cocon, il devenait l’hiver de papier glacé. Et la neige finissait par tomber, comme ça, pour nous raconter des histoires. »

Des histoires lumineuses et sombres, qui font peur et réfléchir à la fois, comme les contes de Laurent Pépin.

[*] Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux et des troubles psychiatriques.

Image de Chroniqueuse: Liliane Messika

Chroniqueuse: Liliane Messika

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