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Laurent Pépin, L’angélus des ogres : conte, Fables fertiles, 19/10/2023,1 vol. (106 p.), 17,50 €

Installé dans la ville de Saintes en Charente-Maritime, Laurent Pépin partage sa vie entre la psychologie et l’écriture. Il nous revient avec le deuxième opus de sa fresque psychanalytique aux éditions Fables fertiles. Monstrueuse féerie, son premier roman, explore les méandres de l’esprit des plus vulnérables en écho à son expérience de psychologue clinicien. Si ce dernier a marqué plus d’un lecteur, L’angélus des ogres creuse encore plus loin dans l’horreur que le volume précédent, laissant place à une violence physique et symbolique déchaînée.

La noirceur des songes

Laurent Pépin fait tomber les masques, ou plutôt le masque – celui du narrateur. Le narrateur que l’on croyait conscient sombre définitivement dans la folie. À l’image de la psyché de cet anti-héros torturé, la structure du roman se délite. Cette descente aux enfers psychologique est un élément clé du récit. Au fil des pages, le lecteur assiste à la transformation du narrateur, de sa perception du monde et de sa propre identité. Le lecteur se retrouve embarqué dans un trip délirant, mêlant mutilation, sexe et pulsions suicidaires. Là où Monstrueuse féerie mettait en exergue les traumatismes enfouis de ses personnages, L’angélus des ogres révèle la noirceur de leurs troubles psychiques. Les personnages, chacun avec leur propre mélodie intérieure, semblent parfois égarés dans un chœur de voix discordantes. Cette dissonance est le reflet des diverses expériences et des désirs conflictuels qui habitent leurs âmes. L’auteur mobilise des éléments de fragmentation pour créer une troublante atmosphère d’introspection, évoquant par moments le trouble de la bipolarité et de la schizophrénie.

Je ramassai une pierre dans l'herbe et la lui jetai. L'image se troubla. Quand mon reflet reparut, il n'y avait plus que moi, mon visage blême et mes vêtements quelconques.

Lucy incarne l’Autre dans toute son étrangeté. Elle bouscule les conventions sociales et les normes sexuelles. La sexualité déviante de Lucy devient une rébellion contre les normes établies, et son personnage soulève des questions sur la tolérance et l’acceptation de la diversité.
La sexualité devient un lieu d’anéantissement de soi, un cannibalisme toléré. Lucy se fait mangeuse d’hommes et dévoreuse d’âmes. La question de l’anorexie est de même soulevée à travers le personnage de cette femme squelettique. L’auteur plonge au plus profond de l’agonie, faisant de l’angoisse son principal matériau littéraire.
Le Centre est le noyau dur de ce roman, il est l’entité matricielle qui détermine la durée de survie des personnages. Il représente le confinement psychologique et l’isolement, ainsi que la recherche désespérée de sens dans un monde chaotique. Tout les ramène in fine à cet espace clos et indéfinissable. Les Monuments, les patients volubiles du service psychiatrique, tentent de s’évader de cette prison en opérant des tentatives de suicide. Il s’agit donc d’un lieu chargé de peur. D’autres finissent par se persuader qu’il s’agit là d’un paradis artificiel dont ils doivent se contenter pour leur restant de leur vie.

Le Centre se dressait devant moi, recouvert d'une immense cloche de verre qui englobait les bâtiments et le parc. À l’intérieur de la cloche, il neigeait, comme autrefois dans la ville-capitale du pays à la langue inconnue. Je touchai la paroi du bout de verre, émerveillés.

Une œuvre sous l'égide de Lacan

L’angélus des ogres se distingue par son absence de vraisemblance, en contraste net avec Monstrueuse féerie. Cette divergence s’explique par la plongée inéluctable du narrateur dans un abîme de folie. Ce qui engendre un cocktail Molotov littéraire, une fusion complexe de surréalisme, de fantastique, et de psychédélisme, dont la nature exacte demeure en suspens. L’angélus des ogres est une expérience sensorielle bouleversante à l’instar d’Enter the Void de Gaspar Noé, où la douceur côtoie la violence. Malgré la dureté des sujets abordés, la plume de Laurent Pépin conserve en effet une certaine légèreté dans le style. Sa plume duveteuse nous emporte autant qu’elle nous fige. L’angélus des ogres s’éloigne de la psychiatrie pour se rapprocher de la psychanalyse. Là où l’hôpital annihile, l’espace ouvert de l’échange psychanalytique libère. Laurent Pépin opère une lecture fantastique, quasi métaphysique, de la psychanalyse. Pour cela, il s’approprie directement la notion de trait unaire développée par Jacques Lacan. Le trait unaire met en lumière la façon dont le langage est intrinsèquement lié à la constitution du sujet et à ses expériences émotionnelles, même lorsque les signifiants en question semblent dépourvus de sens en dehors de ce contexte particulier. Ce qui peut paraître décousu dans l’œuvre de Laurent Pépin est donc en réalité infiniment réfléchi. L’auteur use d’allégories : les “abysses” pour l’inconscient, l'”ogresse” pour la femme tentatrice, les “Monstres” pour les traumatismes du passé. Les relations entre le narrateur et Lucy sont insaisissables – le rapport à la sexualité devient sacrificiel, et l’on est amené à se demander qui dévore qui. Lucy est autant destructrice que créatrice. Elle est à la fois la présence et le souvenir.

Je savais qu'elle mesurait son souffle à l'empan des bruits du monde, parce que je la voyais faire, jour après jour, et que sa poitrine était trop creuse pour assimiler l'air sans que cela ébrèche ses os poreux. Et si j'avais eu l'idée de tirer la couverture à ce moment-là et de regarder sa peau nue, j'aurais pu voir les feux allumés çà et là, embrasant les terres et les ciels du combat que Lucy menait en dormant. Mais je ne l'ai pas fait. Et je me suis endormi.

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Chroniqueuse : Marion Bauer

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