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Elias Khoury, L’étoile de la mer : les enfants du ghetto, roman traduit de l’arabe (Liban) par Rania Samara, Actes-Sud, 04/10/2023, 1 vol. (378 p.), 24€.

Beau texte labyrinthique, L’étoile de la mer emporte les lecteurs, parfois jusqu’à les y perdre, avec une écriture entremêlant, avec subtilité, vivacité et poésie, la réalité et l’imagination. Il suggère que vouloir coûte que coûte démêler les fils du vrai et du faux d’une existence est une quête impossible, sinon chimérique. Le roman explore le parcours de vie d’Adam Dannoun – né en 1948 au Ghetto de Lod en Israël – dans un espace géopolitique sous tension où les origines et la confession sont des marqueurs identitaires décisifs.
Dans cet espace où les processus d’identification individuelle et collective sont travaillés par l’expérience de la perte et du déracinement, où l’altérité est un enjeu central, Elias Khoury nous convie à approcher l’histoire d’un homme dont le rapport aux autres est constamment traversé par le besoin d’incarner celui que les autres voient en lui.
Ce besoin s’appréhende notamment dans la manière dont Adam conçoit la langue, l’identité et la mémoire, au gré des évènements et de ses rencontres, dans un environnement produit par l’articulation paradoxale et douloureuse entre la beauté saisissante des lieux et la méfiance de l’autre comme ressort de l’organisation sociale.

Choisir d’être une "pierre parlante"

Adam est né et a grandi dans un pays où, ne pouvant ou refusant de dire la Nakba et la Shoah (la catastrophe et l’anéantissement en Arabe et en Hébreu), “des milliers de femmes et d’hommes sont silencieux comme des pierres”. Mais, lui a “choisi d’être une pierre parlante, meublant sa vie avec le vacarme de la parole”. Le rapport à la langue d’Adam est le fruit de son imagination, elle-même le produit d’une terrible réalité dont il extrait des faits pour donner de l’armature et de la tangibilité à sa parole.
Alors qu’à six ans, il a volé des figues et du raisin dans le champ qui avait appartenu à son père, mort pour avoir défendu celui-ci, et qu’il fut arrêté par la police israélienne, il commença à entrevoir que, là où il vivait, le droit et l’humiliation allaient de pair, qu’il était présent (avoir le droit à la nationalité israélienne) tout en étant absent (la terre des Arabes pouvant être confisquée).
À l’adolescence, il transforma cette idée de présent-absent forgée par la génération de ses parents arabes, en celle plus personnelle de « présent-invisible » en capacité d’être arabe ou juif selon les situations et les interactions dans lesquelles il se trouvait. Sans s’offusquer de mentir aux Juifs avec qui il avait des liens d’apprentissage, de travail, d’amitié et/ou d’amour, il peaufina sa présence-invisibilité en maîtrisant leur langue jusqu’à entreprendre avec succès des études supérieures de littérature hébraïque ancienne et moderne.
Adam s’est inventé un rapport aux mots le conduisant à jongler entre deux langues selon les circonstances. D’ailleurs, sa maîtrise de l’hébreu, complétée par une seconde formation universitaire en littérature arabe, lui a donné l’opportunité d’écrire des articles en hébreu sur la musique arabe et sur Umm Kalthoun. À cette occasion, il se rendit compte “qu’il écrivait l’hébreu en Arabe, que sa langue maternelle s’infiltrait dans sa nouvelle langue, la reformulait”. Il comprit qu’on ne pouvait se dévêtir de sa langue première, qu’elle était l’une de ses attaches identitaires les plus profondes.

Vouloir s’émanciper de l’assignation identitaire

Adam Dannoun sut très vite qu’il resterait Haïfaïen jusqu’au bout, que la ville israélienne d’Haïfa était en lui à jamais, tant par la beauté du mont Carmel et de la mer, “comme si cette ville en surgissait ou qu’elle s’apprêtait à y plonger”, que par le baptême de douleur et de peur qu’il y reçût. Ce lieu lui évoque des sensations très contrastées qui l’incitent au jeu de “l’identité équivoque”, pensant ainsi pouvoir vivre sa vie en esquivant ce qu’on attend de lui, l’Arabe vivant en territoire juif.
Jouer le jeu de “l’identité équivoque” avec l’espoir que, peut-être, elle puisse ouvrir à une identité plurielle, s’avère une démarche difficile et éreintante comme le lui explique Heskel Kassab, un Juif qui a été contraint de fuir l’Irak et de venir s’installer en Israël : ici, “un Arabe est un Arabe et un Juif est un Juif”. Heskel se revendique Juif arabe et Adam veut être un Arabe juif. Si l’aspiration de Heskel ne lui cause pas de soucis puisqu’il est juif, en revanche, celle d’Adam n’est pas concevable dans un pays où collectivement les Arabes sont enjoints à l’effacement.
Dans l’attente d’une identité plurielle qui n’advient pas et au prix du mensonge, Adam tisse donc sa vie en se façonnant une “identité équivoque”. C’est d’ailleurs cette attitude qui l’amène, dans ses interactions quotidiennes avec des Juifs, à expérimenter des pratiques et des sentiments qui dépassent les limites de l’obligation politique à être arabe ou juif. Il pose ainsi des jalons en faveur de l’émergence possible d’une culture commune où les différences pourront cohabiter, s’enrichissant mutuellement, plutôt que de s’opposer, semant l’incompréhension, le jugement et la peur.
Tout autant porté que malmené par les malentendus sur son identité, le chemin de vie emprunté par Adam est celui d’une personne qui, refusant l’assignation identitaire définitive, revendique de s’identifier au fil de ses pratiques et de ses rencontres.

Ne pas réduire la mémoire à la mémoire de la douleur

Pour Adam, la mémoire n’a rien d’évident. En effet, comment celle-ci aurait pu se mettre en place dans une maison silencieuse ne lui permettant pas “de composer les mots de son enfance muette” et le confrontant impuissant à l’histoire de sa mère qui “s’écrivait en blanc sur du blanc”. Il crut d’abord qu’il pourrait aller de l’avant, délesté d’une mémoire qu’il pressentait forcément douloureuse et qui, faite de rejets et de regrets, “pouvait anéantir les choix de l’être humain”.
Sollicité avec insistance par Jacob Eibenhayner, le professeur de littérature hébraïque qui le considérait comme un très bon étudiant juif, Adam accepta de se joindre à un groupe de camarades se rendant, en Pologne, au ghetto de Varsovie et au camp d’extermination d’Auschwitz. Là, sa rencontre avec Marek Edelman, survivant de la révolte du Ghetto de Varsovie, ayant délibérément choisi de ne pas s’installer en Terre promise, va sensibiliser Adam à la mémoire de l’héroïsme sacrificiel, aussi prégnante au regard de la Nakba que de la Shoah.
Marek Edelman le conduit à retenir que, bien davantage que les combattants assumés, les véritables héros de la Shoah sont “tous ces gens qui sont partis à la mort en silence ; qui, en silence, ont dû monter dans une voiture, ensuite dans un train, puis creuser leur propre tombe ou se déshabiller en attendant la mort”. Dès lors, Adam comprit que, par-delà leurs nombreuses différences, l’héroïsme silencieux des victimes de la Shoah et celui de celles de la Nakba ont contribué à nourrir une mémoire de la douleur. La sienne s’est élaborée avec des histoires de villages détruits et de plaies dans des corps et des esprits brisés.
Mais, il ne voulait pas se contenter d’une mémoire tout entière dédiée à la douleur. À Dalia – la femme aimée – qui l’interroge sur la mémoire de son enfance, il dit : “pour les enfants des pauvres comme moi, la mémoire la plus belle est celle des odeurs de cuisine. Il se rappelait le sandwich au makdous” (un mezze d’aubergines confites) que lui préparait sa mère.
De même, en fabriquant et vendant des sandwichs de falafels pour financer ses études universitaires, il s’aperçut que les Juifs d’Israël raffolaient de ce plat d’origine égyptienne revisité par les Arabes d’Israël, jusqu’à en faire le sandwich le plus populaire du pays. Il pensait que la cuisine, en plus d’être partie prenante d’une mémoire du plaisir enracinée dans l’enfance, pouvait s’imposer comme une attache identitaire partagée et, qui sait, commencer à ouvrir une brèche dans des identités décrétées irrévocablement incompatibles, s’excluant à jamais.

Narrant comment l’étonnant Adam Dannoun façonne sa vie avec le refus d’être strictement défini et impérativement limité par son statut d’Arabe en Israël, L’étoile de la mer est une ode à la vie malgré tout… Entre fiction et histoire, Elias Khoury met en mots, avec un sens indéniable de l’épopée et des paradoxes, les espoirs inébranlables d’un homme profondément désespéré.

Chroniqueuse : Éliane Le Dantec

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