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Andréï Zorine, La vie de Léon Tolstoï : une expérience de lecture, Édition des Syrtes, traduit du russe par Jean-Baptiste Godon, 06/10/2023, 1 vol. (256 p.), 23€

La vie de Léon Tolstoï. Une expérience de lecture est un livre très documenté et érudit dont l’appropriation est facilitée par la fluidité et la sobriété de l’écriture d’Andreï Zorine. Spécialiste de l’histoire et de la culture russes, ce dernier nous permet d’appréhender la vie de Léon Tolstoï (1828-1910) dans son originalité et sa complexité. Il nous informe sur la manière dont se sont articulées les différentes caractéristiques du grand écrivain pour produire cette personne si singulière devenue “un phénomène” mondialement connu.
L’un des apports du travail d’Andreï Zorine est donc de mettre en étroite résonance l’œuvre littéraire de même que les postures morales, religieuses et sociétales de Léon Tolstoï avec les questionnements que sa vie personnelle et familiale lui ont inspiré, souvent jusqu’à la dépression. Andreï Zorine nous sensibilise notamment aux investissements autres que la production littéraire de l’auteur de Guerre et Paix et d’Anna Karenine qui n’ont pas manqué d’influencer celle-ci tout en s’en nourrissant : son appétence pour l’art de la pédagogie, sa proximité avec la tradition anarchiste russe et son intérêt pour la question sexuelle.

L’art de la pédagogie selon Léon Tolstoï

Au tournant des décennies 1850 et 1860, la pédagogie, telle que Léon Tolstoï la pense et l’expérimente à Iasnaïa Poliana (domaine familial situé à 200 km de Moscou), ambitionne de sortir la Russie de sa “barbarie patriarcale sans s’exposer au déchirement des forces inhumainement mécaniques de la civilisation moderne”. Léon Tolstoï considère que, parallèlement à l’abolition du servage (en 1861, au début du règne du tzar Alexandre II), il faut développer l’éducation des jeunes générations de paysans.
Ayant momentanément cessé d’écrire des romans après la publication de sa trilogie – Enfance, (1852), Adolescence (1854) et Jeunesse (1857) –, l’école qu’il ouvre à Iasnaïa Poliana n’enseigne aux filles et garçons de paysans que ce qui peut “présenter pour eux un intérêt pratique ou moral”. Léon Tolstoï ne leur demande pas de mémoriser des textes, de s’exercer à la calligraphie ou “de potasser des règles obscures” ; il les engage à prendre la parole et participe à leurs travaux manuels. Les sciences sont étudiées au contact de la nature. Les enfants peuvent quitter l’école à leur discrétion afin d’assister leurs parents dans les travaux domestiques ou agricoles.
Pour faire connaître son art de la pédagogie, Léon Tolstoï crée la revue Iasnaïa Poliana. Il est aussitôt confronté à l’hostilité du monde intellectuel qui lui rappelle son absence de formation universitaire, pointant ainsi son incompétence à théoriser la pédagogie. Par ailleurs, ses articles sont censurés au vu que les idées de l’écrivain risquent de contribuer à ce que “des millions d’individus échappent au contrôle de l’État russe”.
Dix ans plus tard, plutôt que de vulgariser ses idées auprès de la communauté pédagogique, Léon Tolstoï choisit de s’adresser directement aux enfants. À leur intention, entre 1872 et 1875, il rédige, dans un style “délibérément simple et sans emphase” un abécédaire et des livres de lecture. Si ces écrits ne sont pas mobilisés comme manuels officiels, ils vont figurer parmi les principaux ouvrages de lecture de millions d’enfants russes.
Pour partie influencé par les travaux d’auteurs américains et britanniques précurseurs de l’éducation nouvelle qui préconise les apprentissages comme aide à la vie, l’art de la pédagogie selon Léon Tolstoï est également très ancré dans une approche traditionnelle et idyllique de l’organisation sociale fondée sur “une relation de compréhension mutuelle et une forme de coopération entre les deux ordres de la société qui vivent de la terre : la noblesse et la paysannerie” ; cela au moment où la Russie s’industrialise et compte de plus en plus d’ouvriers.

La proximité de Léon Tolstoï avec la tradition anarchiste russe

Léon Tolstoï est très sensible à la solide tradition anarchiste russe élaborée notamment par des intellectuels issus de la noblesse (comme Mikhaïl Bakounine et Piotr Kropotkine, ses contemporains) contestant le pouvoir centralisé de l’État. Léon Tolstoï valorise l’organisation autonome des communautés paysannes qui, notamment dans les situations de misère extrême, “font office d’assurance sociale”. À l’inverse, il s’inquiète des effets de la dégradation morale (criminalité et prostitution) que produit la grande pauvreté au sein des classes populaires urbaines de plus en plus nombreuses.
Au cours de la décennie 1880, l’anarchisme de Léon Tolstoï s’accompagne d’une critique radicale de la modernité. Soucieux que ses pratiques reflètent au plus près ses idées, il est amené à changer son mode de vie : par exemple, “il commence par travailler dans les champs et porte les vêtements et la barbe du paysan”. Au grand dam de sa femme et de ses enfants, il décide de ne plus avoir de domestiques et de ne plus procéder à des transactions financières.
Ce nouveau mode de vie est concomitant de son intérêt croissant pour la religion qui le conduit à interpréter les Évangiles à sa manière. Il les comprend “comme l’histoire d’un enfant illégitime et d’un vagabond (ne résultant pas de la conception du Saint-Esprit, ni de la résurrection d’entre les morts) qui s’est livré au supplice de la croix pour porter la lumière au monde” . Léon Tolstoï en déduit que la liberté et l’égalité provenant de Dieu et de la nature, aucune forme de contrainte ne peut être légitime ; en conséquence, “supposant la hiérarchie et un pouvoir des uns sur les autres”, la formation d’un État chrétien, avec ses dirigeants, ses parlements, ses lois, ses fonctionnaires, est utopique. Alors que ses idées religieuses touchent un large public, ses écrits afférents sont interdits par le Saint Synode.
L’anarchisme, la critique de la modernité et la lecture des Évangiles dont se réclame Léon Tolstoï sont généralement perçus comme “des excentricités” par ses pairs. Ivan Tourgueniev lui suggère de se remettre à écrire des romans plutôt que de perdre son temps à vouloir être un moralisateur.

Léon Tolstoï et " l’intérêt inextinguible pour la question sexuelle"

Via l’exigence de devoir apprendre à lutter contre ses pulsions comme s’y attelle Pierre Bezoukhov dans Guerre et paix, la question sexuelle traverse toute l’œuvre littéraire de Léon Tolstoï et est particulièrement exacerbée à partir de la décennie 1880 au cours de laquelle sa foi religieuse s’intensifie.
La grande timidité et l’inconfort manifeste de Léon Tolstoï adolescent en présence des jeunes femmes de son milieu social amènent son frère à l’initier à la fréquentation des maisons de passe et aux relations sexuelles tarifées ; d’emblée cette pratique le confronte à un conflit intérieur qui durant toute sa vie d’homme et de romancier va l’obséder : celui “entre l’incontrôlable concupiscence et l’aversion qui lui inspire sa nature animale”. En épousant Sofia Andreïevna Bers (1862), il pense pouvoir se libérer de son irrépressible attirance pour les paysannes qu’il continue cependant de fréquenter tout en s’autoflagellant pour sa conduite immorale. Et, si l’écrivain ne dédouane pas Anna Karenine pour son infidélité, il auréole cependant “sa descente aux enfers d’une grandeur tragique”.
Puis, à l’aune de ses conceptions anarchistes articulées à sa foi croissante, Léon Tolstoï en vient à considérer “l’instinct charnel comme une forme de coercition privant l’individu de la maîtrise consciente de ses actes”. Pour parvenir à s’en libérer, il convient de se conformer à un effort moral dont Dieu et la nature sont en mesure de donner les clés. La lecture de Douchetchka d’Anton Tchekhov le conduit à retenir qu’en s’astreignant à cet effort, l’homme peut espérer vivre à côté d’une femme avec qui il formerait “un unique être spirituel” ; cela à condition que celle-ci n’éprouve pas le besoin de s’affirmer comme, malheureusement, sa propre femme le fait désormais. Ancré dans la seconde moitié du 19e siècle, Léon Tolstoï ne peut comprendre que “défendre sa position de femme d’un génie” est la seule possibilité dont dispose Sofia.

La vie de Léon Tolstoï. Une expérience de lecture nous fait accéder avec clarté au parcours d’un homme dont l’œuvre littéraire et la vie réelle s’imbriquent très étroitement, témoignant des possibles et des contraintes d’une époque charnière pour la Russie et pour les existences individuelles : celle qui va de l’abolition du servage aux prémices de la Révolution de 1917. Andreï Zorine réussit parfaitement à saisir le grand écrivain comme étant, à la fois pleinement de son temps et comme interprétant celui-ci au prisme de la tradition et de la modernité.

Chroniqueuse : Éliane Le Dantec

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