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Giusto Traina, Le Livre noir des classiques – Histoire incorrecte de la réception de l’Antiquité, traduit de l’italien par Éric Vial avec la contribution de Anne Vial-Logeay, Les Belles Lettres, 2023, 1 vol. (205 p.), 15,50€

L’ouvrage est la traduction française d’un titre original en italien dont la traduction donnerait à peu près ceci : « Les Grecs et les Romains nous sauveront de la barbarie ». Après avoir lu le texte de Giusto Traina, le lecteur – peut-être peu perspicace – continuera de se demander s’il s’agit là in fine de l’espérance de l’auteur ou d’une franche ironie qu’il adresse à la nôtre quand nous fréquentons les Antiques. En tout cas chaque chapitre est fait d’un alliage infrangible d’humour et d’érudition. L’auteur fait preuve d’un humour permanent dans ses déchiffrements critiques. Le lecteur francophone le rencontrera au détour des nombreuses provocations érudites, notamment celles fondées sur des références de la culture populaire, tel Astérix et son éternel compagnon Obélix. Être professeur d’Histoire romaine à Sorbonne Université n’interdit aucune exploration.
Mais au-delà de ces touches d’humour, l’ouvrage et sa lecture sont nécessaires pour nous aider à appréhender les opérations d’annexion-transmutation dont toutes les époques de notre histoire peuvent faire l’objet ; toutes, sans doute, mais l’Antiquité, par son antériorité lointaine et fascinante, plus que tout autre. Dans cette époque, la nôtre, où tant d’acteurs politiques cherchent à s’arroger une prééminence dans la manœuvre des rouages identitaires, il est indispensable que chaque citoyen s’efforce de garder un regard lucide et paisiblement distancié à l’égard des matériaux historiques ; et s’exerce donc à déchiffrer les abus dont leurs mobilisations peuvent être l’objet.

Légitimer par l’histoire : la tentation éternelle des réappropriations du passé

Il est en effet fascinant d’analyser le besoin irrépressible et peut-être éternel de légitimer l’action d’aujourd’hui par la mise en avant d’éléments historiques – plus ou moins avérés – qui servent d’autant de leviers à cette légitimation. Il faut souligner là les nombreuses convergences de la perspective de l’auteur avec l’analyse géopolitique contemporaine (celle de l’École française à la suite d’Yves Lacoste ou celle des Anglo-saxons autour des Critical geopolitics). Cette dernière, en effet, concentre son analyse sur la construction et l’imposition-diffusion de représentations en appui de telles ou telles des prétentions des puissances en rivalité les unes avec les autres. Et la fabrication de ces représentations à l’appui desdites prétentions géopolitiques, quelles qu’elles soient, s’appuie essentiellement sur deux grands registres d’arguments et de matériaux : l’histoire (dans une lecture évidemment sélective des matériaux) et le droit (la loi, la norme ou le principe éthique) ; l’argument d’antériorité et celui de légalité. L’auteur est très conscient de cette connexion interdisciplinaire car il parle explicitement de géopolitique dès la page 17 puis quelques pages plus loin à la page 46. Il est certain que tous les étudiants en géopolitique ou en sciences politiques ont intérêt à lire cet ouvrage de Giusto Traina pour se familiariser avec les opérations de réinterprétation de l’histoire. Celles-ci sont au cœur de bien des enjeux politiques et géopolitiques contemporains. Cela résonne avec les objectifs que l’auteur donne à son livre et qu’il résume page 24 en visant à « passer en revue […] certains des us et abus des classiques entre les débuts du XXe siècle et aujourd’hui » .
Ainsi l’auteur montre dès l’introduction comment la continuation et le renouvellement de l’enseignement des Humanités se retrouvent au centre d’affrontements politiques et idéologiques contemporains (dont le wokisme, évidemment, et le problème de la blancheur des statues…). Il revient ainsi sur les attaques dont les études classiques et les Humanités ont pu être la cible ces dernières années ou décennies, stigmatisant les barbares de la technocratie et leur religion de l’utilité rentable. Le cas du ministre italien de l’Environnement (cité pages 16 et 17) serait à mettre en parallèle avec une certaine ministre de l’Éducation nationale en France qui voulait réduire significativement la place des Humanités dans les collèges français, notamment l’enseignement des langues elles-mêmes : le Latin et le Grec. Ainsi, nous serions menacés par deux excès opposés qui par ailleurs peuvent parfaitement s’allier : un affaiblissement toujours plus grand de la connaissance des sources classiques de nos cultures européennes et des appropriations idéologiques souvent périlleuses, parfois inquiétantes rapportées à leurs visées politiques. Il y a dans l’ouvrage de nombreux passages revenant sur les enjeux ou les incidences de la « disparition » des Humanités, tant comme champ de recherche que d’enseignement.
Giusto Traina montre ainsi au fil des chapitres l’instrumentalisation généralisée des matériaux et des références historiques, facilitée par des décontextualisations, volontaires ou par ignorance. Ainsi, citant Eric Hobsbawm (« le plus courant des abus idéologiques de l’histoire repose sur des anachronismes plutôt que sur des mensonges.« ), l’auteur aborde des exemples comme le cas contemporain opposant la Grèce à la « République de Macédoine du Nord ». Encore une « affaire » géopolitique tout droit sortie des concurrences d’appropriation des références historiques antiques.

Antiquité grecque, terreau des idéologies modernes

Mais les thèmes abordés et matériaux présentés foisonnent. L’ouvrage nous emmène ainsi sur le terrain des interprétations multiples, contradictoires et anachroniques du dilemme d’Antigone ; sur le terrain des lectures de Thucydide et de son récit de la Guerre du Péloponnèse dans le contexte du début de la guerre froide : cela a mené à une proposition d’interprétation transhistorique des oppositions entre démocratie et totalitarisme ; sur le terrain aussi d’une histoire sélective et orientée de l’Antiquité devenue une matrice de pensée pour les milieux néoconservateurs américains et leur lecture binaire du jeu géopolitique. Giusto Traina nous éclaire de façon tout à fait féconde sur le « cas Donald Kagan », historien, penseur du néo-conservatisme et ayant eu une influence majeure sur les think tanks néoconservateurs américains. Donald Kagan transforme ainsi une guerre en paradigme en écrivant sa Nouvelle histoire de la guerre du Péloponnèse. Il propose notamment un parallèle entre la paix de Callias et la rupture Athéniens / Spartiates, d’une part, et le Plan Marshall confronté au refus russe, menant à la rupture Américains/Russes, d’autre part. Dans le même ordre d’idée, Giusto Traina propose un autre décryptage autour du « piège de Thucydide » de Graham Allison que ce dernier a appliqué aux relations Chine/USA, développant la thèse du caractère inévitable du conflit.
L’auteur aborde de très nombreux autres thèmes ou champs qu’il est impossible de tous résumer ici : les tourismes des intellectuels (Martin Heidegger, Alberto Moravia, Henry Miller, Umberto Eco) ; les appropriations des classiques par le Fascisme italien ; les lectures croisées entre l’Édit de Caracalla de 212 (ou 213), dit Constitutio Antoniniana, et la naissance de la nouvelle Afrique du Sud.

Les usages de l'histoire : de l'inspiration à la légitimation abusive

L’expression « mauvais usages de l’Antiquité » pose cependant problème, même s’il faut en reconnaître l’efficacité pédagogique. Bien sûr, on ne peut qu’être embarrassé par les mobilisations de références ou de matériaux issus de cette antiquité gréco-latine par les Nazis ou par la collaboration française. Mais dès lors que l’on fait « usage » d’une période historique, on ne peut QUE s’en écarter en termes de « vérité historique » puisque celle-ci est par définition incompatible avec tout regard un tant soit peu « situé » visant à promouvoir dans le présent et le proche avenir une « vision du monde ». Le principal problème, ce ne sont pas les usages de telle ou telle période historique, « bons » ou « mauvais », mais le fait que l’on passe de l’inspiration à la légitimation ; et que l’on s’échine à occulter ce passage. La différence est de taille car si l’inspiration laisse l’acteur seul face à ses responsabilités tout en lui fournissant un matériau à utiliser, la légitimation, elle, cherche à justifier son action et ainsi à le décharger, par avance, de tout ou partie de ses responsabilités éthiques ou politiques. Sur ce terrain, on aimerait avoir un peu plus « d’outils » pour déceler et déchiffrer ces mobilisations abusives de l’histoire et nos embarras collectifs avec celle-ci. Ainsi, il semble, à lire l’ouvrage, qu’un point commun à toutes ces opérations symboliques, c’est la décontextualisation qui donne une valeur générale à des événements bien singuliers et ainsi ouvre la voie à une modélisation paradigmatique.
Sur ce point, celui d’une certaine « théorisation », la préface de Johann Chapoutot est précieuse. Spécialiste du Nazisme et de l’Allemagne, il est professeur d’histoire contemporaine à l’université Paris-Sorbonne. Dans sa préface, il synthétise ce qui semble être des éléments clés de ses résultats doctoraux. Ainsi, il explique avoir repéré trois grands types d’opérations symboliques visant à la réappropriation / mobilisation d’éléments et de matériaux historiques : l’annexion, l’imitation et la mise en garde. À travers la mise en œuvre, isolée ou conjointe, de ces trois grands types d’appropriations peut se construire la légitimation de discours ou d’actions politiques à l’aide de références et de matériaux historiques.

L'Antiquité, source d'inspiration et non de justification

Face à cela, il semble nécessaire de promouvoir explicitement et activement une autre voie, à la fois honnête intellectuellement mais laissant la place à une relation vivante avec les Antiques comme avec tous les autres. Cette voie, nous pensons que c’est celle d’une « simple » reconnaissance de sources d’inspiration qui en stimulant notre réflexion comme notre imagination nous laisse et libres et responsables ; libres d’imaginer les présents et les futurs qui nous paraissent souhaitables et responsables de nos propositions d’action pour les réaliser comme de leurs conséquences prévues et imprévues. Ainsi, il est nécessaire et possible de ne pas confondre inspiration et justification. Il n’y a pas de difficulté particulière à s’inspirer d’une période historique (ou d’autre chose) pour autant que l’on présente sa démarche comme telle. C’est tout autre chose que de prétendre trouver des justifications de sa propre action dans un matériau historique (ou autre chose). Il y a là un procédé qui aura toujours un caractère intellectuellement malhonnête et même pernicieux car, au fond, il élude l’effort de justification et d’argumentation qui devrait être capable de se confronter à une contradiction, quelle qu’elle soit. C’est là où le bât blesse : ces appropriations cherchent toujours à éluder l’un des fondements d’une démocratie un tant soit peu effective, à savoir le débat ouvert, contradictoire et public.

Contributeur : Zénon de Côme

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