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Étienne Klein, Etienne, Courts-circuits : essai, Gallimard, 13/04/2023, 1 vol. (209 p.), 19,50€

Un court-circuit, c’est une distance anormalement réduite entre deux réalités étrangères et qu’on tient, à l’ordinaire, pour cette raison, éloignées. Une mise en présence soudaine, sans les formalités d’usage, gestes diplomatiques de circonstance, traductions nécessaires. Un écart ou grand écart soudain franchi. Quelque chose de ce que la notion de “circuit court” vantée et recommandée par les tenants d’une agro-économie vertueuse, peut véhiculer dans nos imaginaires de Sapiens en recherche de salut : rapprocher, mettre en commun, ce qui était et qui est toujours pensé à l’échelle d’un méga monde qui demande à chacun de se moquer des distances et de l’énergie nécessaire pour les annuler.

L'intelligence orchestrale : un nouveau dialogue

Dans le livre stimulant d’Étienne Klein, ce qu’il s’agit de réaccorder, de mettre en dialogue ce sont toutes ces intelligences qui gisent au cœur de l’être, intelligences qui mutuellement s’ignorent ou à qui nous demandons de s’ignorer et que nous gagnerions à apprécier ensemble, sans que l’une s’incline ou s’efface au profit d’une autre. Une intelligence dans sa version orchestrale, si l’on veut. Recommandations qui ambitionnent de “briser les enclos”, de “s’encanailler”, de “provoquer des courts-circuits au petit bonheur la chance et, si possible, des étincelles“, de procéder à des rapprochements, des alliances, des mariages entre des sphères de l’activité humaine entre lesquelles passent ces sempiternelles lignes Maginot. Klein les nomme : la physique et la philosophie, la pensée et l’action, la réalité et l’imagination, le hasard et le destin, l’infini mathématique et l’engagement existentiel, l’intelligence analytique et le courage physique, Einstein et les Rolling Stone, l’image et le mirage, le langage et l’impesanteur, la raison et la déraison – autant de chapitres dont se compose cet éloge des circuits courts générant les courts-circuits, avec cette mise en garde empruntée à Nietzsche dans Ecce homo : “Ne prêter aucune foi à aucune pensée qui n’ait été conçue au grand air, dans le libre mouvement du corps, à aucune pensée où les muscles n’aient été aussi à la fête”.

Réconciliation des polarités : l'exemple de Jean Cavaillès

Quelle meilleure manière de prêcher pour la réconciliation des polarités “contraires” que de montrer comment chez certains êtres qui ont manifestement la faveur de l’auteur, elles ont si parfaitement convolé ? Ce qui revient à dire que ses Courts-circuits équivalent bien souvent à des Exercices d’admiration [mais le titre était déjà pris] par lesquels on atteint le plus souvent au portrait, quelques traits de pinceaux seulement pour dire ce qui, chez un être orchestral, inspire intuitivement le respect et une sorte de gratitude pour avoir réussi à faire danser ensemble ces étoiles éloignées. Parmi ceux-là, en premier lieu, le mathématicien Jean Cavaillès. Je voudrais m’attarder sur son cas parce qu’il s’agit d’un exceptionnel humain, un humain comme on en fait peu, très peu, mais trop peu connu, un « mélange rare » nous dit Klein, “une combinaison extraordinaire, un court-circuit étincelant“, incarnant “l’alliance – peut-être unique dans l’histoire – de l’intelligence la plus abstraite, de la culture la plus vaste, avec le courage physique le plus assumé et l’engagement le plus radical (à la limite du «terrifiant», dira Jacques Bouveresse“.
Épistémologue et philosophe des mathématiques, Jean Cavaillès devient en effet pendant la guerre l’un des principaux chefs militaires de la Résistance, fondant notamment, avec Lucie Aubrac et le journaliste Emmanuel d’Astier de La Vigerie le mouvement de résistance Libération-Sud. “Son charisme, qui est grand, aimante tous ceux qui le croisent. Il faut dire que Jean Cavaillès se montre capable de tout faire en même temps : préparer un cours, écrire un article savant, recruter des agents, organiser méticuleusement un sabotage, mettre sur pied un nouveau système de chiffrage. Pour lui, penser et agir sont une seule et même chose.” 

Homme orchestral et admirable. Nommé professeur de philosophie des sciences à la Sorbonne en 1941, il est aussitôt révoqué par le gouvernement de Vichy. Car ce brillant intellectuel est en réalité "agrégé du sabotage", comme on le surnomme, expert en TNT, plastique, "charbon explosif" et "charbon à retardement".

Trahi par l’un de ses agents qui a été “retourné pour cinquante-mille francs“, Jean Cavaillès est arrêté à Paris le 28 août 1943. Condamné à mort par un tribunal militaire allemand le 4 avril 1944, il est fusillé le lendemain à Arras.
Cavaillès a ouvert l’éventail des possibles en grand, tout comme l’auteur, d’ailleurs, qui peut diriger en même temps le Laboratoire de recherche sur les sciences de la matière, département du commissariat à l’Énergie atomique et aux Énergies alternatives, mener une intense activité de vulgarisateur des sciences notamment à travers l’émission “Sciences en questions” sur France culture (le samedi entre 16 et 17h), construire une œuvre littéraire constituée aujourd’hui d’une trentaine d’ouvrages, rendre à l’alpinisme par sa pratique régulière un culte comme autrefois René Daumal en avait rendu un, notamment au travers du Mont analogue, œuvre orchestrale elle aussi et pour le coup terminale puisque l’auteur n’a pas disposé de suffisamment de temps pour la mener à bien et qu’elle s’achève par une virgule.

 

Figures inspirantes

Jean Cavaillès mais aussi Louis Klein, le frère de l’auteur, né un an avant lui et qui “n’apprenait que par corps” ; le philosophe Clément Rosset pour qui “être joyeux, c’est toujours être joyeux malgré tout” ; Michel Serres qui nomme Tiers-Instruit “le personnage de la réconciliation entre poème et théorème, et plus généralement entre culture littéraire et culture scientifique” ; Albert Einstein, “homme symphonique” adoré depuis l’adolescence :

Sur le mur de ma chambre, j’avais accroché deux portraits de lui : sur l’un, il était jeune, élégant, avec un regard pétillant et une bouche gourmande, ornée d’une fine moustache ; sur l’autre, il était vieux, tourmenté, vêtu de façon négligée. Entre les deux, j’avais punaisé un poster des Stones, alors trentenaire et fringant.

Chroniqueur: Jean-Philippe de Tonnac

Chroniqueur: Jean-Philippe de Tonnac

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