Daniel Marguerat, Paul de Tarse : l’enfant terrible du christianisme, Le Seuil, 07/04/2023, 1 vol. (549 p.), 25€.
Si l’on excepte la personne de Jésus, aucun des apôtres et évangélistes n’a suscité autant d’attrait que celle de Saint Paul. Depuis L’aventurier de Dieu écrit par Daniel Rops en 1951, pour s’en tenir à l’époque contemporaine, plus d’une cinquantaine d’ouvrages sont parus dont une bonne quinzaine après l’année jubilaire 2008-2009, dédiée à l’Apôtre des Gentils par le pape Benoît XVI.
Interrogé sur la raison d’être de sa démarche le défunt évêque de Rome s’était clairement exprimé : « Il fait sans cesse s’y référer, parce qu’apprendre de Saint Paul, c’est tout autant apprendre la foi que comprendre le Christ et percevoir la route d’une vie juste. »
Si la plupart des commentateurs s’accordent à le considérer comme une figure majeure dans le développement du christianisme primitif, ses attributions sont tellement multiples que l’on a quelque difficulté à le cerner réellement. Tout à la fois défini comme un initiateur de la théologie chrétienne, un initiateur de la mission, un rabbin pharisien devenu chrétien, un helléniste cultivé, un gnostique syncrétiste ou encore un prophète de la réconciliation, ses activités comme sa profondeur de pensée ont été si prégnantes, qu’il est plus qu’ardu de le caractériser.
Pour deviner l’homme derrière ses diverses facettes, il importait de le situer dans un contexte qui doit être compris avec les outils historiques et critiques dont nous disposons aujourd’hui, telles que les avancées en matière d’archéologie, d’exégèse de textes bibliques ou de reconstruction de cette période historique.
Une théologie née du brasier d’une vie
C’est la méthode adoptée par Daniel Marguerat avec son Paul de Tarse. Une méthode qui, deux décennies après son premier opus sur le même personnage ; (Paul de Tarse, un homme aux prises avec Dieu), fait de ce nouveau livre une référence en la matière.
Pour appréhender au mieux la pensée de l’homme de Tarse, d’en saisir toute la subtilité, la portée et l’actualité, il fallait préalablement l’inscrire dans son histoire, son humanité. Comme souligne le bibliste dans son introduction :
La théologie de Paul est née du brasier que fut sa vie. Et la grandeur de l’apôtre tient à ce qu’il a trouvé, au sein des nombreuses crises qu’il a traversées, de quoi approfondir sa réflexion sur Dieu et sur la condition humaine. Au point que le christianisme a trouvé en lui de quoi forger son identité.
Une façon de démontrer que l’essence de cette pensée est d’abord née d’un parcours de vie qui l’a modelée, qui l’a infléchie et qui l’a fait mûrir.
Sans dénier le mérite de ses prédécesseurs ayant travaillé sur le grand apôtre, l’auteur les range en deux catégories :
Soit ce sont des historiens qui ont tenté avec (un peu de) peine et beaucoup d’imagination, de reconstituer la biographie de Paul. Soit, ce sont des théologiens qui ont analysé ses écrits. J’ai essayé d’emprunter une troisième voie : croiser la vie et la pensée.
Ce sera la ligne directrice de Daniel Marguerat qui, en nous contant la vie de l’apôtre de sa naissance en l’an 5 environ jusqu’à la date de son martyr à Rome, en l’an 67 ou 68, mêlera les détails biographiques aux éléments qui en font sa singularité.
Ainsi, à travers son double patronyme, Saül-Paul, le premier en référence au roi d’Israël et le second peu flatteur (petit, faible) inconnu du monde juif, l’apôtre s’affiche comme un homme de double culture, un citoyen du monde dans la lignée des passeurs de l’univers juif et gréco-romain. Et l’évolution de sa vie se poursuit de façon aussi précise que documentée par une kyrielle de notes qui s’interpénètrent comme dans un roman. De telle sorte qu’après un pan d’années obscures, l’auteur nous achemine vers le point de bascule du chemin de Damas.
La mission à la dimension du monde
Un retournement davantage qu’une conversion dont l’auteur souligne le sens apocalyptique dans le langage d’une vocation prophétique. Ainsi commente-t-il :
En révélant à Paul que Jésus est son Fils, Dieu, qui l’avait élu bien avant le tournant de sa vie, l’a fait entrer dans la succession des prophètes. Autrement dit, dans la rupture que représente dans sa vie la vision du Christ ressuscité, Paul tisse une continuité qui remonte à l’action séculaire de Dieu pour son peuple.
Puis, après avoir relaté par le menu l’origine et les conséquences du concile de Jérusalem et la divergence de vues avec Pierre lors du « clash » d’Antioche, — à savoir l’admission des païens dans l’Église naissante sans exiger la circoncision et la soumission à la Torah —, l’auteur s’attachera à relater le grand dessein de l’apôtre dans sa mission aux dimensions du monde. Une itinérance dont il s’efforcera d’abord de contester la chronologie en s’appuyant sur les diverses lettres et épîtres, sans faire l’économie des risques que tels déplacements représentaient.
Pour témoigner à temps et à contretemps, Paul va cumuler les nombreux aléas du voyage à son apostolat. « Trois fois j’ai fait naufrage, j’ai passé un jour et une nuit dans les abîmes, voyager à pied souvent, dangers des fleuves, dangers des brigands dans le désert et sur mer », écrira-t-il dans la deuxième Lettre aux Corinthiens.
De Salamine à Antioche en passant par Athènes et Milet, lors d’un premier trajet ; de Rhodes jusqu’à Rome via les îles de Chypre et de Malte, c’est pratiquement tous les rivages d’Asie Mineure et de la lointaine Europe qui vont être ainsi parcourus. Cette entreprise missionnaire, cette nécessité de faire connaître le salut pat le Christ sur le pourtour méditerranéen, « l’Avorton de Dieu » comme il se réclamait, n’aura de cesse de les matérialiser par l’écrit.
Des lettres apostoliques novatrices
En ces temps où l’oralité prédominait, cette façon d’écrire à distance pour entretenir le lien autant qu’enseigner et exhorter les diverses populations est tout à fait novatrice :
On a cherché, mais en vain, un précédent aux lettres pauliniennes. Notre homme a bel et bien créé un nouveau genre : la lettre apostolique, destinée à être lue en public qui emprunte à la lettre philosophique sa visée didactique, axée sur la doctrine et la morale.
De telle sorte que ces divers écrits édifient et structurent, — admonestent parfois — les peuplades rencontrées pour les orienter vers la personne de Jésus et la grâce de la Bonne Nouvelle.
Un plaidoyer du message évangélique qui tout au long des différentes étapes, à Corinthe, à Thessalonique ou en Galatie, s’évertuera à sortir de l’ignorance tous ceux, nombreux, qui n’avaient plus d’espérance.
Occasion de poser le fondement d’Églises naissantes au cours de laquelle l’apôtre Paul aura souci de s’expliquer sur bien des sujets d’actualité, dissipant ainsi tous les préjugés qui collent depuis lors à sa peau. Ce qui atteste que L’enfant terrible du christianisme, selon le sous-titre de l’ouvrage n’est pas plus solitaire et doctrinaire qu’antisémite ni misogyne.
S’agissant de l’antisémitisme, le talmudiste Daniel Boyarin a soutenu que la théologie de l’esprit de Paul est plus profondément enracinée dans le judaïsme hellénistique qu’on ne le croyait généralement. Pour celles et ceux qui le taxent aujourd’hui encore d’antiféminisme, l’auteur les renvoie aux versets de la première épître aux Corinthiens :
Car ce n’est pas l’homme qui vient de la femme, mais la femme de l’homme ; et l’homme n’a pas été créé pour la femme, mais la femme pour l’homme.
Un monument inégalé
Ainsi, au même titre que le Paul de Tarse de Chantal Reynier, l’ouvrage du bibliste protestant a le mérite de restituer la singularité de l’apôtre des nations, au-delà des caricatures, des défigurations ou des instrumentalisations dont il a pu faire l’objet au cours des siècles. Un aspect important de cette somme de 550 pages, mais qui va cependant bien au-delà.
Par l’exégèse et l’analyse des différents textes de l’apôtre, Daniel Marguerat offre la quintessence d’une pensée qualifiée « de monument inégalé dans la littérature chrétienne des premiers siècles« , qui deviendra la source d’inspiration des plus grands théologiens tels qu’Augustin, Thomas d’Aquin, Martin Luther et autres Rudolf Bultmann…
Ce qui signifie qu’elle soit adulée ou contestée, la réflexion de l’homme de Tarse demeure intemporelle, comme le souligne l’auteur dans sa conclusion.
« Plus qu’une relique, plus qu’un objet d’archive, sa vision ambitieuse du christianisme dresse un programme auquel – j’ose le dire — la chrétienté n’a pas encore vraiment goûté », affirme-t-il.
Une opinion que Daniel Marguerat étayera plus encore quelques phrases plus loin par une réflexion qui fait le résumé de son puissant ouvrage.
Si l’on songe au fameux slogan de la lettre aux Galates : il n’y a plus ni juif ni Grec, il n’y a plus ni esclave ni homme libre, il n’y a plus l’homme et la femme ; car tous vous n’êtes qu’un en Jésus Christ, ne disons pas que l’ambition paulienne a échoué, disons plutôt qu’on n’a jamais vraiment essayé…
Chroniqueur : Michel Bolassell
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